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lundi 4 mai 2020

Kambana

Cette scène, cet instant de vie, cette crampe au ventre, cette main de plus en plus moite, ce contrôled’identité, depuis deux ans, je n’ai jamais vraiment pensé qu’à cela. 
Mananjary, 3 mars 7 h 02. 
J’ouvre les yeux. J’ai peu dormi. Je reste allongée, immobile, le regard fixé sur ce petit trou dans l’épaisse moustiquaire dont je me suis sentie prisonnière toute la nuit. J’attends de longues minutes avant de me lever, je mesure la symbolique de l’instant, le commencement du jour qui marquera la fin de toutes mes certitudes. 
Le filet d’eau tiède et rougeâtre qui s’écoule du pommeau de douche ne parvient pas à me rafraîchir, ni la serviette usée à éponger la sueur qui perle déjà dans mon dos. La chaleur est accablante, l’air est moite et pesant. J’enfile les vêtements que je portais sur la photo que je vous ai envoyée cet hiver. Sous ma tunique, je dissimule dans une ceinture ventrale tout l’argent que j’ai apporté. «Il ne faut surtout jamais rien laisser de valeur dans les chambres d’hôtel !» m’a-t-on mise en garde. Ces précautions me sont presque aussi inconfortables que l’épaisse pochette qui me colle à la peau. J’ai chaud, j’aurais vraiment dû choisir une tenue plus légère. Je jette un coup d’œil dans le vieux miroir piqué de la minuscule salle de bain ; j’ai une tête épouvantable. J’aurais pourtant voulu être belle aujourd’hui. 
8 h 05. Le ciel est bas. Je suis coincée sur la banquette arrière entre la correspondante locale et la grosse dame du ministère de la Population. J’étouffe. Je me sens soudainement captive d’un dessein que j’ai tant espéré mais qui, à cet instant, me submerge d’angoisse. Nous roulons depuis une dizaine de minutes à travers la ville poussiéreuse. Nous nous frayons un passage dans la foule colorée qui nous dévisage, tentons de circuler entre les charrettes et les zébus. Ces zébus aux sabots desquels vous avez réussi à échapper. Vous avez dû faire preuve de tant de courage, de tant de combativité, et moi, à cet instant, je contemple la possibilité de déserter. J’ai honte. J’ai envie de crier au chauffeur de couper le moteur. Je voudrais juste sortir de cette voiture, marcher un peu, renverser le sablier quelques instants, le temps d’ouvrir la bouche et de trouver l’air qui me manque depuis que je suis entrée dans cette ville. 8 h 17. Le véhicule s’immobilise brusquement et me sort de ma torpeur. Nous sommes arrêtés devant un grand portail métallique rouillé qui, au vu des quelques éclats de peinture qui subsistent, devait être vert dans une autre vie. J’ai les mains moites et le cœur dans la gorge. Une femme apparaît. Elle est petite et mince, sa peau sombre et ses traits épais sont caractéristiques des habitants des côtes sud-est. Ses cheveux crépus et rebelles sont attachés sur sa nuque. Son visage creusé porte les traces de la dureté de la vie du sud malgache et la souffrance d’un peuple qui se bat chaque jour pour survivre. Impossible de lui donner un âge. Elle porte une blouse rayée bleue, tachée et trouée. 
Je me demande qui elle est. Ses maigres bras vous sont-ils familiers ? Connaissez-vous la texture de ses lèvres et l’odeur de sa peau ? Combien de fois ses mains usées ont-elles caressé votre visage ? Moi, je ne vous connais pas et vous ignorez tout de moi. Je me sens illégitime, la peau trop blanche, les yeux trop clairs. Je ne suis qu’une étrangère, un imposteur. Les liasses d’Ariary pèsent douloureusement sur mon ventre vide. 
La femme échange quelques mots avec la correspondante locale qui lui présente nos papiers. Elle rit, je remarque qu’il lui manque des dents. Elle parle encore. Sa voix n’est qu’une étrange mélodie que je ne comprends pas, je ne distingue qu’un seul mot : «Kambana». Ce terme malgache signifie «jumeaux». Dans cette région de Madagascar, les jumeaux sont victimes d’un tabou et rejetés par leur communauté dès leur naissance. 
8 h 21. Nous pénétrons dans une cour en terre battue. Quatre bâtiments vétustes en délimitent les contours, toiture abîmée de tôle verte, murs grisâtres tachés de coulures de rouille et noircis par l’humidité, volets de bois fatigués ne tenant plus que par un gond. Quelques poules, une poignée d’oies grises qui cacardent et circulent librement autour d’un puits central. Dans le fond à gauche, un abri de fortune accueille un feu surplombé d’un trépied sur lequel fume une marmite cabossée. Deux ou trois bosquets d’anthuriums tentent d’égayer cet espace hostile que j’essaie d’embrasser du regard. C’est pourtant autour de ce patio gris et poussiéreux que vous respirez depuis 17 mois. C’est dans cette enceinte cafardeuse, que vous poussez loin de moi à l’image de ce bougainvillier en fleurs qui nargue la misère ambiante. 
Où êtes-vous ? Je scrute les bâtiments en espérant vous apercevoir derrière une fenêtre ouverte ou dans l’encadrement d’une porte. Vais-je vous reconnaître ? Cette pensée m’angoisse depuis des semaines. Je ne possède qu’une photo de vous. Elle est de mauvaise qualité et on distingue mal votre visage. J’ai pourtant essayé d’en définir les contours des centaines de fois, allongée dans la pénombre de ma chambre, lorsque mes pensées, à défaut de mes bras, ne parvenaient à se détacher de vous. Cinq mois ont passé depuis ce cliché, vous avez dû changer. 
8 h 23. Soudain, je perçois du coin de l’œil un mouvement qui m’extirpe de mes rêveries et attire mon regard vers le bâtiment central. Une femme âgée d’une soixantaine d’années, trop maquillée, vêtue d’une jupe stricte et d’un chemisier clair, apparaît sur un perron rehaussé de deux marches en béton fissurées. J’aperçois alors deux fillettes aux cheveux soigneusement tressés qui se faufilent entre ses jambes et s’accrochent à sa jupe. «Kambana !», s’exclame la dame du ministère. 
C’est le dernier son que mes oreilles perçoivent. Je reconnais les petites robes fleuries que j’ai fait envoyer pour vous lors de la mission humanitaire d’octobre. Les robes sont bien trop grandes, et vous, beaucoup plus petites que je n’imaginais. La scène se fige. Dans votre regard je lis autant de curiosité que de frayeur. J’ignore ce que le mien laisse transparaître. 
Je lâche ma garde. Mes barrières s’effondrent dans la poussière de cette cour. J’avance vers vous. Mes yeux s’embuent. L’image se floute. Vous êtes, sans l’ombre d’un doute, les enfants que j’attends depuis toujours. Je suis votre maman. 

Anouck G.



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