Attention, droits réservés

Creative Commons License
Les textes des Ateliers Ecritures Colombines mis à disposition sur ce blog par Nadine Fontaine sont régis par les termes de la licence Creative Commons. Leur citation n'est permise qu'assortie du lien indiquant leur origine et ne peut donner lieu à usage commercial sans accord avec les auteurs.

lundi 11 mai 2020

Lettre à mon fils d'amour

Mon fils, sans doute n’ai-je pas le droit de t’appeler ainsi. 
Et pourtant, tu as le bras tendu vers moi depuis ton lit et tu chuchotes au petit matin «Papa, Papa». Je me tourne sur le côté. Il n’y a pas vingt-quatre heures que nous t’avons rencontré après avoir grimpé un des raidillons qui arpentent les collines de ton pays. Dès hier, après la visite de l’orphelinat où tu vis depuis trois ans, tu as demandé mes bras, venant blottir ta tête dans mon cou. Tu es si frêle dans cette étreinte mais tu débordes d’énergie et déjà s’exprime ta jalousie lorsque nous passons un ballon à tes camarades. Deux mois plus tôt, j’ai découvert dans ton dossier un beau petit bonhomme, tout grave sur la photo, pas bien épais dans sa salopette bleue. En signant ces papiers, j’ai peut-être décidé de devenir ton père, mais là, c’est toi qui me désignes comme ton papa. 
À l’orphelinat, tous savent que c’est ton jour et qu’enfin s’exauce ta prière de chaque soir pour avoir des parents. Lors d’un entretien préliminaire avec la directrice, tu nous es déjà devenu plus familier. Des rires dans la cour annonçaient la fin de la sieste. Nous t’avons alors vu arriver, précédé de ce sourire intimidé qu’on te connaît encore lorsque tu es très ému. On te demande qui nous sommes : «Papa sy [et] Maman», tu as notre photo dans les bras, et le petit ours vert anis que nous avons trouvé pour toi, parti en émissaire quelques semaines plus tôt. Mon fils, sans doute n’avais-je pas encore le droit de t’appeler ainsi. Et pourtant, chaque matin et chaque soir de notre séjour dans ton pays, devinant ta présence par-delà la ruelle de nos lits, je me sentais devenir ton papa. Plus qu’une nouvelle responsabilité, c’était une sensation physiologique qui m’envahissait de jour en jour, au point que j’en ai perdu cinq kilos. Comme lorsque, plus jeune, je tombais amoureux. Certes je ne t’avais pas conçu, n’étais pas même encore ton père adoptif mais j’ai inventé pour toi cette expression, «mon fils d’amour». 
Comment communiquer avec toi qui, à 4 ans et demi, ne parlais sûrement pas le français, bien que ce soit une des langues officielles de ton pays ? J’ai appris pour toi des rudiments de ta langue. Nous nous sommes très vite retrouvés dans cette envie de communication mutuelle. Dès les quinze premiers jours, tu as commencé à faire quelques phrases mixtes et mon apprentissage sommaire de ta langue s’est très vite arrêté. Peu de temps avant de rentrer en France, tu construisais de vraies phrases «Papa, viens jouer avec moi, assieds-toi… voilà, très bien». Aujourd’hui encore, je m’étonne de ta capacité à te saisir de toutes les expressions en maniant le langage, aussi bien le plus soutenu que le plus ordurier ! 
Mon fils, sans doute ai-je le droit de t’appeler ainsi. 
Et pourtant, nous avons tous les deux raté ton jugement d’adoption. Arrivés en avance au tribunal, nous sommes allés ensemble nous promener pour te faire patienter. À notre retour, tout avait été réglé avec Maman : la juge avait prononcé sa décision dans son bureau pour nous épargner la longueur de la séance judiciaire. Devenu officiellement ton père, j’ai rarement évoqué avec toi cet autre père, celui qui t’a engendré, mais tu t’es parfois demandé qui il était. En m’en parlant, tu as pu faire exister cet homme dont on ne sait rien. Tu lui as même attribué un prénom, celui de ton parrain. Je t’ai dit qu’il avait aimé ta maman de naissance, et que c’est pour cela que tu es venu à la vie. «La vie», c’est justement le beau prénom qu’elle t’a donné et que nous avons gardé auprès de celui que Maman et moi avons choisi pour toi. 
Celui-ci s’est imposé très vite : un mélange d’exotisme et l’allitération de ton prénom de naissance. Par tradition familiale et pour t’inscrire dans ma filiation masculine, nous t’avons aussi donné le prénom de mon père. J’avais envie de transmettre ce que j’ai reçu de lui, trop tôt disparu. Transmettre celles de ses valeurs qui comptent pour moi et en laisser d’autres de côté. J’essaie d’éviter les erreurs de l’éducation que j’ai reçue, même si je sais que j’en fais aussi. 
Est-ce parce que tu étais déjà grand, en serait-il de même si tu étais mon fils biologique ? Je n’ai pas le sentiment de me projeter sur toi. Tu es arrivé avec ta personnalité, petit homme déjà bien déterminé, avec des goûts qui ne sont pas les miens. Je les observe avec intérêt et curiosité, parfois de l’amusement : j’admire ta capacité à mémoriser les marques et les modèles de voitures. Je n’ai aucune idée a priori du métier que tu exerceras. Les apprentissages scolaires sont si compliqués pour toi que j’ai appris à lâcher prise : il y a tant de choses que nous avons essayées pour lesquelles nous avons dû reculer. Après bien des tempêtes, je ne souhaite qu’une chose : que tu trouves ta place dans la société et que tu puisses mener le style de vie que tu souhaites. 
Presque dix ans plus tard, nous voici à nouveau en vase clos tous les trois, dans le cocooning étrange auquel nous contraint ce virus qui menace l’humanité. Nous retrouvons un peu de l’ambiance des trois mois passés dans ton pays de naissance, sans confinement imposé à l’époque mais avec le besoin de « faire famille ». Nous réinventons des occupations ensemble alors que ta bande de copains s’éloigne, malgré le lien des réseaux sociaux. J’ai recommencé à te couper moi-même les cheveux et, malgré tes 14 ans, tu viens chercher du réconfort dans mes bras en m’appelant de ce surnom que tu as inventé pour moi. 
Mon fils, sans aucun doute, j’ai le droit de t’appeler ainsi. 

« Papou »




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Vous avez aimé ce texte ?
Dites-le !