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lundi 8 janvier 2024

Balade contemplative

Un chemin qui descend vers une large clairière. Tels les pionniers se dirigeant vers l’ouest, dans un pré assez vaste pour les accueillir, de jeunes scouts ont dressé leurs tentes pour quelques jours de plein air et d’aventure. 

J’ai traversé le pré jusqu’au petit ruisseau qui file doucement sur son lit de cailloux. La nature peu à peu enveloppe le marcheur et bientôt le feuillage des arbres arrête le regard et des troncs élancés posent les limites de perspectives chahutées. Une architecture se dessine et se déploie dans une quiétude végétale enchanteresse… c’est la forêt de Sherwood ou bien celle de Merlin. 
Entre le monde réel et imaginaire la frontière s’efface. 


J’ai gravi quelques marches moussues pour gagner le petit chemin en dos d’âne qui monte jusqu’à la route nationale et je me suis arrêté. A mes pieds un petit mulot sur le dos étendu laisse quelques mouches voleter au dessus de son ventre blanc. 

C’est la vie qui s’en va, c’est la vie qui continue. C’est la nature qui respire! 

En contrebas du chemin la fontaine de pierre inspire les légendes, celle d’une fée ou bien celle d’un preux chevalier. 
L’histoire est ancienne et s’est perdue dans la nuit froide des siècles oubliés. 

Aujourd’hui le vent fait frémir la voûte végétale qui surplombe le lieu. Une odeur de terre et de pourriture monte du sol que recouvrent par endroit les feuilles mortes des châtaigniers. Les cycles de vie se succèdent. 

Au loin, du côté du pré, quelques cris et quelques rires se font entendre. C’est le jeu de ballon que se dispute les garçons du campement. Pareil à l’entomologiste avec les insectes, je les observe de loin en prenant garde à ce qu’ils ne me voient pas. 

Le ballon monte dans les airs puis retombe et de nouveau remonte tandis que les cris des garçons reprennent. 

Mais le jeu s’arrête. La scène se fige. Le ballon a roulé de mon côté jusqu’à mes pieds. J’hésite quelques secondes, le ramasse et d’un geste large du bras j’entre de nouveau dans le jeu de la vie. 



Jean-Paul - Lanvaux, juillet 2023

samedi 6 janvier 2024

La dame blanche

Je me souviens qu’iI faisait chaud. C’était la première fois que je quittais le giron maternel. J’avais 16 ans. Mes parents m’avaient envoyé passer l’été chez mes cousins pour les aider à préparer leur déménagement prévu en septembre. Toute la famille quittait Toulouse pour Lyon où mon oncle travaillerait désormais. Nous étions en 1929, au mois d’août. Nous commencions nos journées de bonne heure avant que la chaleur ne soit trop accablante. Jusqu’à midi, nous faisions le tri des livres et des objets que la famille souhaitait conserver. Je faisais des piles que ma cousine empaquetait soigneusement. C’était laborieux, mais nous étions joyeux et heureux à la perspective de cette nouvelle vie. La famille serait de nouveau réunie. Mon père et ses frères et sœurs étaient très proches. 

Nous avions pris l’habitude, Gabrielle ma cousine et moi, de nous promener sur les bords de la Garonne après 17 heures, lorsque la chaleur était un peu tombée. Près de l’eau, il faisait plus frais et puis pour s’y rendre, il nous fallait traverser une partie de la ville. C’était une belle promenade. Je prenais toujours avec moi mon appareil photo car depuis quelques mois il m’était indispensable. 

Ce jour-là donc, alors que nous passions par le jardin des plantes, je remarquai une femme et son enfant. Un homme les prenait en photo, probablement son mari et le père de l’enfant. Je fus tout de suite saisi par la grâce et la délicatesse de sa silhouette, son élégance, sa robe blanche et sa capeline légèrement rabattue sur les yeux et puis l’enfant, une petite fille, son chapeau et ses socquettes blanches de rigueur. Elle était assise au bord de sa poussette avec un air facétieux. Je m’approchai discrètement et j’appuyai sur le déclencheur. L’homme fut si surpris qu’il se retourna, furieux. Du haut de mes 16 ans, j’eus un mal fou à lui faire admettre que je n’avais pu résister au charme de sa «famille», qu’il n’y avait aucune malice et qu’il ne devait y voir que la maladresse d’un jeune photographe. 

Ce que je ne pus lui dire, c’était la mélancolie que j’avais vue sur ce visage, la ressemblance saisissante avec celui de ma propre mère. C’était le désordre et l’émotion que tout cela avait suscités. 
Je ne les ai jamais revues mais j’ai conservé la photo. J’ose espérer qu’elles ont toutes deux survécu aux sombres années à venir. 

Evelyne

jeudi 4 janvier 2024

Quid


Un jour, bien après le décès de ma mère, je décide d’ouvrir ce que nous appelons, mes frères et moi, la grande valise noire qu‘à leur demande, je conserve dans mon grenier. Nous y avons stocké les photos de famille. Il me semble qu’il est temps, que je vais pouvoir me plonger sans trop d’émotions dans la tonne de photos qu’elle renferme. Grâce au premier tri que nous avions fait, j’attaque directement la pile annotée «année 1950/1960» mais que nous aurions pu appeler «tout sur ma mère». 

Effectivement, la voici chemise à carreaux et pantalon moulant, triomphante sur un scooter flambant neuf, les cheveux au vent. En fuseau noir et blouson militaire à col de fourrure, probablement emprunté à mon père, chaussures de montagne et lunettes de soleil, tirant avec nonchalance mon frère et moi assis sur une luge, assortis dans la même combinaison à capuchon. En bikini, sur la plage, les cheveux relevés, posant debout, une jambe légèrement devant l’autre. 

Rochefort, l’Allemagne, l’Algérie, tout un programme. 

A chaque situation et chaque pays, sa tenue. A chaque photo, sa pause et sa petite mise en scène. Seule ou avec nous, rarement avec mon père qui de toute évidence prenait les photos. Ce qui me saute aux yeux aujourd’hui c’est ce soin qu’elle prenait à prendre la pose, le regard tendu vers l’objectif, tout sourire, le ventre rentré et le dos bien droit, à l’image de ces stars de cinéma dont, jeune, elle collectionnait les photos. Dans cette histoire, mon frère et moi jouions le rôle d’accessoires dans une mise en valeur de la mère idéalisée et merveilleuse. 

Une photo arrête mon attention, la voici au volant d’une 4CV à l’arrêt, la porte ouverte, dans une pose dont, une fois encore, elle seule a le secret. Jupe légèrement relevée sur les jambes, chaussures à talon, chemisier moulant et sourire racoleur. Je me dis, tiens mes parents avaient une 4CV ? Je découvre la deuxième photo, cette fois, elle est assise sur un plaid dans la même tenue, dégustant une boule de glace d’une façon extrêmement suggestive, la voiture est en arrière-plan, « déjeuner sur l’herbe en 4CV » ? Troisième photo : un homme tout sourire devant la 4CV. Il est grand, il est beau, il est blond. Ce qui est certain, c’est que cet homme n’est pas mon père. 

Evelyne

mardi 26 décembre 2023

Une annonce

Cette photo prise par Elliott Erwitt me bouleverse. 
Plus exactement, le texte que je lis, m’agresse, 

«J’achète Les croutes DE PAIN» 

Mais je ne veux pas subir ce tremblement de terre. 
Je recule. 
Je m'efforce d’analyser cette photo, de mettre en sourdine mes émotions. 
Je suis devant un objet esthétique. 


Sur un fond très sombre, sur un cadre en bois noir, comme une annonce écrite à la main, sur une ardoise, le texte que j'ai indiqué, centré sur cinq lignes. Je relis à voix basse, lentement, j’en respecte la typographie 

J'achète 
Les 
Croutes 
DE 
 PAIN 

Et pan, toi qui visites les musées, qui apprécies les créations artistiques, que réponds-tu à cela? 

Rien, je ne dis rien. Cela remue dans mon estomac qui se gonfle tandis que mes yeux embrassent l'ensemble de l’image. 

Sous ce texte, un panier en osier de couleur sombre. Se détache en contraste, plus clair, une sorte de passoire plate en aluminium. Des morceaux de pain rassis, un bout de bois. Tout est criant de réalisme. 

J’admire le talent de l’artiste. 

Mais ce qui remue en moi déferle dans la vision de tous ces mendiants que j'ai pu croiser tout au long de ma vie. A certains, je glisse quelques pièces, à d'autres, je détourne la tête. Quelle que soit l'attitude, elle relève du même sentiment de honte et d'impuissance: «Désolée, je suis vraiment désolée, je ne peux rien faire de plus». Devant cette photo, ce qui surgit, c'est l'injustice du monde, ce cri accusateur: «J'achète les croûtes de pain.». Et pourquoi dois-je m’en contenter, en dormant sur le bord d'un trottoir sale, tandis que d'autres baignent dans l'opulence? 

Un souvenir de ma première enfance arrive, comme pour me permettre de sortir de la suffocation présente, insoutenable. Au coin d'une rue trépidante, j'ai glissé dans la paume d'un mendiant loqueteux toutes les pièces que je possédais, tout mon trésor. 
Ma mère a surgi à ce moment et m'a réprimandée aussitôt: 
- Et que feras-tu si un autre mendiant te tend la main? 

Ma mère m’a ramenée à la réalité du monde. Je ne dois pas me sentir responsable de ses miséreux. Je les ai rencontrés partout, dans les pays regroupés alors sous le terme de «Tiers-Monde», dans les pays dits riches. Les associations se démènent pour soulager selon leurs moyens, mais ils sont toujours là. J'ai même l'impression que la situation s'est aggravée. 
Ce jour-là, ma mère a tenu avec fermeté ma main et nous avons continué notre route. 

Myosotis

dimanche 24 décembre 2023

Portraits d'adolescents

Ces portraits ont été inspirés par des photographies de Lisa Sarfati (principalement The New Life, Twin Palms Publishers, 2005) 
Sous le prénom choisi par l’auteure des textes, on trouvera le titre original de l’œuvre.

Sasha

(The New Life, Twin Palms Publishers, 2005, Sasha N°28)

Elle a choisi le prénom de Sasha comme nom de scène. Elle maquille son visage : les cils lourds de mascara, les yeux agrandis d’un épais trait noir, les lèvres rouge sang. Elle dit qu’elle a 19 ans. En réalité elle en a 17. Les hommes s’en foutent, personne ne lui demande son âge. De toute façon, elle est trop vieille pour être encore vierge. Alors, 17 ou 19 ans... c’est du pareil au même. 
Elle porte un soutien-gorge rouge en skaï en dessous d’une tunique noire transparente. Son cou est entouré d’un collier fantaisie, qu’on appelle un collier de chien. 
Quand on ne la regarde pas, elle a un visage grave, le regard éteint. Quand elle joue le rôle pour lequel elle est payée, elle rit à gorge déployée, arrondit sa bouche, cligne de l’œil. C’est un rôle de composition. Elle le remplit comme il faut. 

Dans sa chambre de jeune fille, des sangles pendent du plafond : elle s’exerce. Des acrobaties. Jusqu’à l’âge de 15 ans, elle a pris des cours de gymnastique – le trapèze, les anneaux, les arts du cirque, c’était sa passion. Un jour, un homme l’a hélée et lui a demandé si elle ne voulait pas gagner un peu d’argent en faisant des numéros devant un public. Elle ne s’est pas méfiée. D’ailleurs pourquoi aurait-elle pu deviner qu’un jour, elle devrait faire la même chose mais dans une autre pièce, devant un public différent, habillée tout aussi légèrement mais avec une touche plus vulgaire. Et puis, de fil en aiguille... 
Bientôt elle sera majeure, on la pousse à quitter sa chambre de jeune fille, à quitter sa famille. On lui a fait miroiter une salle plus chic, un public plus choisi. 
Sasha regarde autour d’elle et soupire. Elle aimerait que ses parents comprennent et l’emmènent loin. 

Tania 

(The New Life, Twin Palms Publishers, 2005, Terri, N°31 - photographie également visible sur Instagram, compte lise_sarfati, post du 12/10/18) 

Elle porte sa famille sur les épaules. Elle est l’aînée de trois enfants. Elle a 16 ans, sa sœur Jenny a 12 ans, son frère Boris 8. Aucun ne connaît son père, ils savent seulement qu’ils n’ont pas le même et quelques bribes. Leur mère est dépassée. Elle travaille dur puis elle doit se reposer, dit-elle. Elle n’en peut plus, la vie est trop injuste et ingrate. Elle passe alors ses journées au lit. Elle fume beaucoup, avale des médicaments. Il lui arrive de boire. Parfois beaucoup. Tania vide les bouteilles. Sa mère crie et l’insulte, pleure et la supplie. Tania ne dit rien, ne réplique pas, se protège seulement des coups. 
Elle s’échappe en se rendant au lycée. Elle est assoiffée, insatiable, alors elle boit les cours et se goinfre de devoirs et d’exercices. On la traite de lèche-cul. Tania encaisse. Sans un mot. Elle est insubmersible. 
Après les cours, elle passe au supermarché et achète le dîner. L’argent est une autre guerre. Sa mère oublie de lui en donner ou lui en donne trop à la fois, qu’elle doit planquer. Quatre personnes à nourrir, trois pièces à ranger, deux enfants à surveiller, guider, aider. Elle est à la fois mère, sœur, ménagère, lycéenne. Elle n’a pas le temps de rêver, elle n’a pas le temps de penser aux garçons, elle n’a pas le temps d’imaginer son avenir. 
Elle avance d’un pas résolu, sans concession. 

Rachel 

(The New Life, Twin Palms Publishers, 2005, Sloane N°34 - photographie également visible sur le site artpil.com) 

https://artpil.com/lise-sarfati/ 
Avec sa moue de poupée, Rachel croit donner le change. Au début, on s’y laisse prendre. Il ne faut pas longtemps pour comprendre que c’est du chiqué, qu’elle se fout de tout, qu’elle n’a aucune intention d’obéir, qu’elle ne veut plus être la petite fille sage de ses parents. Elle a envie de tout péter, elle déteste ce salon rempli de bric-à-brac que la Ménorah surveille, comme si elle pouvait encore mettre de l’ordre dans cette maison. 
Sa famille se déglingue, Rachel l’a bien compris. Ses parents font semblant, ils s’accrochent à la Loi, aux rites et obligations. Ils chantent et dansent pendant les fêtes, sa mère fait des gâteaux au pavot, son père donne des ordres. 
Fumer devant la Ménorah est un sacrilège. Le salon se remplit de fumée et l’odeur persistera jusqu’au retour des parents. Ils vont crier. 
Rachel hausse les épaules ; elle s’imagine leur tenir tête en mâchant du chewing gum bien qu’elle préférerait leur souffler la fumée au visage. 
La vitrine est remplie de médicaments. Le père veut que tout le monde le sache : il est malade, il faut le ménager. Il porte la main à son cœur à chaque fois que sa fille fait une incartade, il dit «tu veux me faire mourir», elle pense «ah mais si c’était vrai», elle se contente de ricaner, de transformer sa moue de poupée en moue de sorcière. 
Elle a envie de tout bazarder, en premier le bazar religieux. Elle aspire goulûment sur sa cigarette puis prend la pose, se veut aguichante, mystérieuse. Elle s’entraîne devant le miroir. Demain, elle a rendez-vous avec Robin, un goy. Elle ne sait pas encore si elle va faire en sorte que ses parents l’apprennent ou si elle va cacher sa énième transgression. Elle hésite. Elle ne voudrait pas avoir la mort du père sur la conscience. Quand même pas. 


Marc 

(The New Life, Twin Palms Publishers, 2005, Mark N°41 - photographie également visible sur le site artpil.com

https://artpil.com/lise-sarfati/ 
Quand est-ce qu’on va le laisser tranquille ? Marc est fatigué, il en a marre. Il voudrait vivre sa petite vie peinard, rencontrer ses potes, boire une bière ou deux, fumer ses clopes et son shit tranquillou, ça ne fait de mal à personne. Sauf à lui. A la rigueur. Mais voilà, impossible de mettre un pied dehors sans qu’on le regarde de travers, de traîner dans la rue sans que les flics lui demandent sa carte d’identité, d’arpenter les allées du supermarché sans qu’un vigile le suive du regard. Ils croient tous ces cons qu’il ne voit rien ? Qu’il ne le sait pas qu’ils le soupçonnent de tout, de rien même. 
Marc porte un large bracelet – Joseph lui fait remarquer qu’on dirait un bracelet de forçat. «Il manque plus que la chaîne et le boulet au bout.» Marc fronce les sourcils et fixe le vide en tenant sa cigarette et son briquet. Il a le look. Il l’aime bien. Un mélange de dandy et de petit dur: veste classe, t-shirt flashy, jean noir, bracelet voyant, brassard de son groupe préféré. Un jour, il a vu un reportage sur les sapeurs du Congo-Brazzaville. Il a adoré leur allure. Quand il gagnera de l’argent, il s’habillera comme eux. Il jettera ses fringues bon marché, ses accessoires d’esclave moderne. Il s’habillera de rose ou de vert pomme, du chapeau aux chaussures. Il arpentera les rues d’un pas assuré le menton dressé, le regard fier, le sourire hautain. 


Lisa 

(The New Life, Twin Palms Publishers, 2005, Asia N°33 - photographie également visible sur le site artpil.com) 

Elle regarde souvent dans le vague; on la dit rêveuse, elle se sait perdue. Le monde qui l’entoure la déconcerte, elle ne le comprend plus. Si elle ouvre les yeux sur ses proches, son appartement, son collège, sur tout ce qui lui était familier, elle ne reconnaît rien, comme si elle était revenue après être partie pendant des années et que tout avait changé. 
https://artpil.com/lise-sarfati/ 

Quand elle se regarde dans le miroir, elle voit une étrangère, une fille qui lui ressemble mais qui a quelque chose de bizarre, de flou, d’imprécis. 
Hier, elle a voulu changer de tête, avoir teint ses cheveux en noir corbeau ne lui suffisait pas, elle a empoigné une grosse mèche qu’elle a coupée pour en faire une frange. Elle est de travers. Comme elle. 
Tous les matins, elle s’épile les sourcils, elle se demande si elle ne va pas les remplacer par un épais trait noir. 

Elle s’ennuie, elle se languit, elle s’étiole. La vie se poursuit sans elle; tout lui semble vain et lisse, un peu mort, il faut bien le dire. 
Il fait chaud, l’air est moite. Lisa a la bouche légèrement ouverte, elle ressemble à un poisson, se dit-elle. 
D’un geste brusque, elle enlève sa brassière. Elle regarde ses seins, elle les caresse, les soupèse. Ils sont lourds et fermes, la peau est douce et ses mamelons durcissent. Lisa passe sa langue sur ses lèvres sèches, sa respiration prend de l’ampleur. 
Elle retire son short et sa culotte. Elle s’allonge sur son lit et d’une main hésitante elle suit les courbes de son corps, et s’attarde ici et là. Elle a la tête qui tourne, des picotements sur ses jambes, ses bras. Sa gorge palpite, ses seins gonflent. D’un mouvement brusque, sa main plonge entre ses cuisses légèrement écartées. 
Elle ferme les yeux et respire. 

Victoria 

(The New Life, Twin Palms Publishers, 2005, Mariela N°27) 

Elle est née à Orly il y a 14 ans. Quasiment sur la piste d’atterrissage. Sa mère n’aurait pas pu prendre l’avion si elle avait dit qu’elle était enceinte de 8 mois. Elle a caché son ventre sous des bandes de coton serrées, elle a comprimé ses seins gros comme des obus. Elle a tendu son passeport et ils n’ont rien vu ; dans l’avion elle suait à grosses gouttes. Dix heures durant, elle a prié. Dix heures durant elle a ordonné à l’enfant de se tenir à carreau. Elle a relâché la pression une fois qu’elle a eu passé la douane : elle s’est écroulée par terre. Des hommes se sont précipités. Les pompiers l’ont soulevée: «el bebé nace», a-t-elle murmuré. Un homme a hurlé des mots que sa mère n’a pas compris. Et tout s’est accéléré. Les pompiers couraient en portant le brancard sur lequel sa mère gémissait. 
Voilà comment Victoria est venue au monde, en France. Voilà pourquoi elle s’appelle Victoria. Pourquoi elle est obligée d’être contente d’être vivante, de vivre dans ce pays de cocagne pour lequel ses parents se sont saignés aux quatre veines. 
Victoria aurait préféré qu’ils émigrent aux États-Unis comme tout le monde. Ils voulaient aller en Europe. En Espagne. Mais ils ont pris l’avion pour la France parce que, à ce moment-là, ils ont trouvé un billet moins cher. Ils iraient en Espagne plus tard. 
Après Victoria, trois autres enfants sont nés, dans des circonstances moins rocambolesques. Le garçon s’appelle François comme le président de l’époque. La reconnaissance éternelle de ses parents pour la carte d’identité et l’appartement qu’ils ont obtenu de façon inespérée cinq ans après leur arrivée. Ils vivent tout à côté de l’aéroport. Le bruit est infernal, mais ils sont contents. Le père travaille dur, il occupe deux emplois, mais il est content. Sa mère baragouine le français, juste de quoi faire ses courses, mais elle est contente. 
Du coin de l’œil, Victoria la regarde préparer des empenadas. Elle essaie d’être contente. Comme elle, comme lui. Elle n’est pas une fille ingrate. 


Magali 

(Photographie visible sur le site artpil.com) 

https://artpil.com/lise-sarfati/ 
Magali chipote dans son assiette. Elle fixe sa fourchette fichée dans la faïence, dans l’espace vide, que la nourriture n’a pas souillée. Son regard évite le tas de couleurs écœurantes, le gloubi boulga immangeable que même son ami imaginaire, pourtant conciliant, n’aurait accepté pour rien au monde. 
Magali est seule dans la cuisine, attablée devant son assiette. Elle est assise de travers, le corps tourné vers la porte, prêt à s’élancer hors de la pièce. Qui est fermée. À clé. Sa mère ne viendra la délivrer qu’une fois la mixture avalée. Magali peut ajouter du sel et du poivre, de la sauce de soja, du magi-arôme, et même du «marmite», dont sa famille asperge les plats depuis un séjour en Grande-Bretagne. Des exhausteurs de goût. Ou pour noyer les morceaux de viande. Qui alors disparaît. Dit sa mère. 
Qui ne comprend pas que Magali a le cœur au bord des lèvres à la seule évocation des ragoûts et des salmis. 
Elle n’a plus d’appétit, ni pour les sauces et les purées, ni pour les hachis et les sabayons, ni pour les légumes bouillis et les compotes. Elle n’aime plus les mots-mêmes. 
Souvent, elle reste toute une journée prostrée sur son tabouret. Elle ne doit sa délivrance qu’à son frère qui réussit toujours, mais parfois tard, à se glisser dans la cuisine, à l’insu de la mère. Il avale sans un mot la dégoûtante assiettée – avec ou sans épices. Il laisse tout sur la table, les couverts sales, les miettes de pain, le sel renversé: les traces de la défaite de Magali, abandonnées avec ostentation. 
Le frère quitte la pièce aussi discrètement qu’il est entré. Magali n’a plus qu’à tambouriner sur la porte vitrée: c’est le signal pour la mère qui pénètre alors dans la cuisine et inspecte le lave-vaisselle, la poubelle, la bonde de l’évier. Satisfaite, elle jette un regard dur à sa fille et dans un sourire vainqueur lui dit qu’elle peut aller dans sa chambre. 

Marianne 

(She, 2012 - photographie également visible sur le site creativeboom.com) 

ttps://www.creativeboom.com/
Elle doit son prénom au compromis entre ses deux mères. L’une voulait l’appeler Marie, l’autre Anne. Marianne se demande si elle a échappé à pire ou si elle souffre de ne pas avoir mieux. Cela dépend des jours – et, surtout, des autres. C’est vrai qu’elle est une des rares filles de sa classe et de son âge à avoir un prénom « ringard » - un prénom classique qui n’est pas revenu à la mode, contrairement à celui de son amie Léonie qui porte le prénom de son arrière-grand-mère. 
Cela lui prend la tête. Elle dresse des listes de prénoms, n’arrive pas à s’en choisir un. Qui la définirait mieux. Qui lui irait comme un gant. Qui la fait rêver. Avec lequel elle s’imagine signer des romans. 
En attendant, elle rêve beaucoup. Une cigarette à la main, le regard dans le vague, la moue dédaigneuse. 
Il faudrait aussi qu’elle se teigne les cheveux. Elle n’est ni rousse ni brune; elle déteste cet entre-deux. Comme son prénom, une alliance contre-nature entre deux tons. Elle hésite. Le blond ou le noir corbeau, ou bien le rose ou le bleu. Multicolore, peut-être? Par mèches? 
Quand elle se regarde dans la glace, elle a l’impression de venir d’une autre époque. Ce n’est pas seulement son prénom qui est ringard, mais elle tout entière. Elle pense parfois qu’elle s’est mal réincarnée, qu’un éclat d’un autre temps est resté collé – c’est pour cela qu’elle détonne. Sa naissance est mystérieuse, d’ailleurs. Il lui manque une origine, une branche reste invisible, inconnue, d’où elle pourrait tenir cette imposture qu’elle ressent. Elle est déplacée. Voilà tout. 

Gabriel 

(Maxim, Moscou, C-Print) 

Quand il était petit, elle l’appelait «mon ange» - «Gabriel est un ange», disait sa mère, le regard mouillé. Aujourd’hui, elle ne dit plus rien, le regarde interloquée. Lui demande pourquoi il porte ce cordon de cuir tressé qui lui serre le cou. «Ce n’est pas un peu masochiste?», lui demande-t-elle sur un ton hésitant. Gabriel hausse les épaules. C’est là sa seule réponse à toutes les questions. Il ne peut pas lui dire que c’est un cadeau d’Angelo, un vrai ange, lui, son ange à lui, Gabriel. 
Tous deux portent le même tour de cou, sous l’aisselle du bras gauche le même tatouage, très discret. Ils s’habillent souvent pareil – chemise en denim et jean troué. 
Gabriel a des lèvres framboise depuis toujours. Des sourcils bien dessinés, formant deux arcs qui ne se rejoignent pas, des yeux marron et ardents, le nez droit, grec, selon sa mère, des rougeurs colorent ses joues qui lui valent des moqueries. Mais pas plus que le reste, c’est-à-dire tout. 

Leila 

(Bretagne 1947, d’Edouard Boubat - photographie également visible sur le site artnet.fr) 

La mer est sans vagues ce matin, elle est si claire que Leila oublie les nouvelles alarmantes entendues la veille. 
https://www.artnet.fr/artistes/edouard-boubat/

Elle se penche et ramasse un coquillage, un grain de caillou. Elle les laisse sur la paume de sa main qu’elle tend vers le soleil, la nacre étincelle, la pierre brille... puis elles se ternissent et Leila les rejette à la mer. 
Elle marche ainsi longtemps, s’arrête, ramasse quelques pépites, les admire, les rend à la mer. Le temps est suspendu, la marée monte, l’eau bat ses mollets, éclabousse sa robe. 
Leila soupire, se tourne vers le rivage, la plage est hérissée de parasols. 
Leila est une solitaire qui aime venir là, avant l’arrivée des vacanciers, laisser la trace de ses pas dans le sable mouillé, entendre le clapotis des vagues sans autres bruits que le cri des mouettes, le bruissement de l’écume, le grésillement de la mer qui se retire. 
Elle se croit un instant à l’aube du monde, telle Eve avant même de rencontrer Adam. 
Elle va remonter à la villa. Là-haut, dans la villa, un homme attend son retour. Elle enlèvera sa robe, dégagera son visage en relevant ses cheveux, restera quelques instants en suspension, s’offrant à son regard. Jusqu’à ce qu’il rejette le drap et tapote le matelas. 

Lucie presque Lucien 

Elle a beau faire, ça ne suffit pas: son miroir le lui hurle chaque jour. 
Elle s’est rasé la tête, elle s’est bandé les seins, elle a durci son regard, elle a pincé sa bouche. Elle s’habille en treillis, porte des boots doc martens. 
Ce matin, patiemment, elle a camouflé son visage, décidée à partir en guerre contre les traces d’enfance. Mais elle a beau faire, ça ne suffit pas. 
Tout le monde reconnaîtrait la fille sous le maquillage, devinerait la rondeur des seins sous le treillis. Elle-même en convient: on n’éradique pas le féminin comme ça. «Passe à la vitesse supérieure», «fais ta transition», «arrête de douter», «tu n’as pas le choix», «tu es un garçon». 
Ces Ils qui étaient Elles ont raison ; elle opine, elle dit oui je vais le faire, elle va aux réunions, elle a pris rendez-vous chez l’endocrino, elle se fout de l’avis de ses parents qui ne pigent jamais rien, elle se fait appeler Lucien. 
Elle surfe sur les sites de chirurgie, trouve que ça coûte cher de se faire enlever les seins. Pense à ce que lui a dit sa marraine, pense à son torse quand soudain, sans la prévenir, elle a retiré son T-Shirt et son soutien-gorge. Buste plat, cicatrices. «C’est ça que tu veux?  lui a-t-elle demandé d’une voix tremblante. Moi je n’ai pas eu le choix. C’était ça ou crever.» 
Lucie presque Lucien n’a rien dit, elle a dégluti. 
Seule devant son miroir, elle en convient: sa poitrine est belle, plus désirable que son buste à elle. Mais comment devenir un homme si on garde ses seins? 
On l’exhorte à choisir. Elle voudrait rester dans le groupe – avec Léo, à qui le seul remplacement du a en o ne suffit plus, avec Noa qui ne sait pas que son nouveau prénom est épicène, avec Camille qui devient une caricature masculine... Avec ces filles-garçons qui réussissent à parler d’elles en transition d’eux en enlevant toute trace du féminin, aucun «e» ne traîne. 
Lucie pas encore Lucien a souvent la langue qui fourche, comme son corps, comme son visage; le langage résiste. 
Seule dans sa chambre, seule devant le miroir, elle vacille.

jeudi 14 décembre 2023

La Grande Maison

Proche d’Auray dans le Morbihan, se trouve La Grande Maison, dans un parc peuplé d’arbres centenaires. Cette Grande Maison est orientée Ouest-Est et bénéficie tout le long de la journée de la lumière du soleil au Sud


C’est l’hiver. Au matin, La Grande Maison apparaît haute et imposante, dans toute sa majesté. 

La façade est doucement ocrée, les châssis des six fenêtres du premier étage s’éclaircissent au fur et à mesure que mon regard glisse vers l’est de la Maison où la lumière traverse déjà quelques fenêtres. 

Les chiens assis et les cheminées, comme des vigies sur la toiture de la maison, montent la garde en fixant le parc et les chemins de terre environnant. 

Ces chiens assis projettent une ombre triangulaire sur la toiture d’ardoises noires, les ombres s’agrandissent vers l’est de La Maison et se mêlent à l’ombre de deux immenses branches prolongées jusqu’à la toiture. Une des deux branches se rapproche du frêne et forme ainsi un arceau magnifique. 

À l’ouest, les reflets des branches sur les carreaux sont perceptibles puis disparaissent lentement, en prenant une teinte bleutée puis laiteuse. 

Quel tableau grandiose ! 

L’après-midi, La Maison semble s’être allongée. 

La couleur des châssis rouges est passée au marron cramoisi. 

Les chiens assis et les cheminées ont perdu leur forte présence. 

La lumière concentrée sur le granit beige ficelle de la façade éclaire les fenêtres les plus à l’ouest et diminue l’espace de l’entrée principale. 

L’ombre du frêne est en mouvement sur la façade, elle grimpe jusqu’à la toiture et l’arceau formé avec le frêne s’est un peu aplati. 

Il paraît plier sous la charge de l’ombre qui l’entoure doucement. 

En fin d’après-midi, La Grande Maison semble avoir reculé et le parc et ses arbres autour d’elle donnent l’impression de la repousser encore. 

La lumière de l’ouest éclabousse la pelouse devant la façade et saisit l’espace. 

L’arceau formé par le frêne et son ombre s’effacent progressivement. 

Trois fenêtres, au premier étage, sont éclairées par la lumière à l’ouest. Les fenêtres suivantes s’enveloppent de l’ombre apparue dans le soleil couchant... 

Sur la toiture, les chiens assis et les cheminées ont rapetissé. 

Au rez-de-chaussée, autour des fenêtres devenues plus hautes, les couleurs des châssis disparaissent pour laisser place à des raies d’ombre et de lumière. 

Les branches des arbres entourent la Grande Maison, la protègent et adoucissent les couleurs de La Maison et de son environnement. 

En soirée, la masse de la Maison s’assombrit, elle apparaît recroquevillée. 

Elle se cache derrière les branches nues des arbres qui se sont rapprochés pour favoriser un endormissement serein. 

L’est de la Maison est éclairé et une fenêtre brille comme un astre dans le soir, révélant des teintes grisées dessinant des hachures sur la façade. 

Au milieu des teintes grisées, les châssis des fenêtres sont rouges, ils se détachent et dessinent nettement les fenêtres. 

Les châssis des chiens assis laissent deviner des fenêtres engoncées dans leur encadrement de ciment. 

C’est une ambiance de repos, de calme, de nostalgie. Une journée se termine. 



Abeille
Août 2023 


Merci à Françoise de m’avoir transmis ces photos et autorisée à publier ce texte sur le site Écritures Colombines.

mardi 2 mai 2023

La divine fève

L’arbre ne poussait pas dans son pays, l’ingrédient était inconnu dans sa gastronomie, il n’avait jamais goûté un seul gâteau dans son enfance et ne connaissait pas ce goût. Malgré tout Cheng était obsédé par le chocolat, par le mot même qu’il avait appris dans les langues occidentales: chocolate, chocolat, Schokolade, cioccolato. Il répétait ces mots qui fondaient dans sa bouche, tantôt très cacaoté, tantôt amer, parfois acide; les effluves montaient à ses narines depuis qu’il avait vu un reportage sur la fabrication du chocolat. 
Puis il était parti en Europe, la Terre promise du chocolat. Il alla en France et en Suisse, en Belgique et en Italie, en Autriche et en Angleterre: partout cet ingrédient était à l’honneur, en tablettes, en truffes ou en boisson. Cheng voulut goûter à toutes les recettes, harcela les pâtissiers et chocolatiers pour qu’ils lui révèlent leurs secrets, se fit rabrouer ou gentiment laissé dans l’ignorance, renvoyé chez lui, frustré et encore plus obsédé par la fève. 
Jamais il n’aurait cru qu’il existât autant de spécialités, autant de façons de savourer le divin fruit, autant de saveurs et d’arômes. C’était encore plus magique que le thé, répétait-il à ses compatriotes qui l’écoutaient, sceptiques. Il décida alors de les convertir au délicieux breuvage, aux ganaches et fondants, aux friandises et truffes, aux palets et orangettes, aux crus d’exception, aux cabosses du monde entier. 
Il fit plusieurs voyages, prit des contacts, discuta avec les services marketing et les artisans, établit une carte des meilleures adresses. Plus tard, il irait rencontrer les planteurs, en Amérique latine et en Afrique, en Asie même… Et encore plus tard, il ferait pousser des cacaoyers dans son pays – s’il en existait au Vietnam et en Indonésie, pourquoi pas en Chine? Cet immense pays de haute gastronomie, comme les Chinois se plaisaient à le clamer. Bien que, selon Cheng qui avait vu du pays et goûté aux gastronomies européennes, la concurrence fût rude… Mais il gardait son opinion pour lui. 
Dans un premier temps, il allait importer les produits finis. Ouvrir une boutique à la française, à l’instar des magasins de luxe qui vendaient des sacs et des parfums. Si les Suisses consommaient en moyenne 11 kg de chocolat par an, les Chinois n’en mangeaient que 100g. C’était ridicule. Il fallait que cela change. Certes, le produit était cher, même très cher quand on tapait dans le haut de gamme, l’excellence et le cru rare. Mais le vin était-il moins onéreux ? Le prix des accessoires des marques de luxe moins exorbitant? Or, les Chinois avalaient des hectolitres de grands vins comme de la vulgaire piquette payée à des tarifs astronomiques, ils rentraient de leurs voyages en Europe chargés de sacs et de parfums, de bijoux et de carrés Hermès – à moins qu’ils les aient achetés beaucoup moins cher sur les marchés et dans les boutiques de contrefaçon! Cependant, pensait Cheng, il n’existait pas de chocolatier faussaire – seulement du mauvais chocolat qui rendait malade: impossible de se méprendre, le bon goût ne trompait pas, les papilles reconnaissaient l’exquis, alors que les yeux ne savaient pas déceler la couture made in China d’un sac Chanel. 
Cheng pourrait chanter les louanges du chocolat pendant des heures, tenir son auditoire en haleine en racontant mille anecdotes glanées au fil de ses voyages, rappeler la fièvre du chocolat qui s’était emparée de la cour de Louis XIV, des guerres que se firent des nations pour conquérir les plantations, des ruses des importateurs pour exploiter les producteurs, des mauvais coups et des recettes géniales, des découvertes fortuites et des cuissons ratées débouchant sur une nouvelle spécialité qui ferait fureur, des concours que les chocolatiers organisaient, des vols et autres entourloupes dignes des services secrets. Les hommes étaient prêts à tant de choses pour savourer le divin nectar, pour réaliser les gâteaux les plus savoureux, croquer avec délicatesse dans un carré de chocolat de Madagascar ou du Venezuela, le humer et déceler les arômes (vanille ou fruits rouges, amande ou sous-bois), laisser fondre doucement les pépites sur la langue et apprécier l’éventail des saveurs, élire son cru préféré. Et être prêt à tout pour retrouver le parfum grisant, la saveur exquise, le plaisir inouï. Oublier le monde. Approcher le divin, le sacré. 
Et mourir. 
Anne

lundi 1 mai 2023

Dilma et la chocolaterie

Années 1950 
Dilma habite avec sa famille au Brésil, dans un petit village de l’Amazonie. Ses parents, ses cinq frères et sœurs travaillent à la plantation de cacaoyers qui appartient à M. Da Silva, un riche propriétaire de la région. Dilma est la dernière de la fratrie. A dix ans, elle est trop jeune encore pour les accompagner. Mais curieuse et libre de ses mouvements en dehors des heures d’école, elle observe attentivement tout ce qui se passe autour d’elle: les cacaoyers qui poussent à l’ombre des grands hévéas, les gestes des ouvriers, la forêt vierge proche et dangereuse où il lui est interdit d’aller, les bêtes sauvages aperçues de loin, les oiseaux multicolores et bruyants, les serpents, les insectes impressionnants… 
Les ouvriers se lèvent tôt le matin et, munis de machettes, vont cueillir les cabosses. Celles-ci sont ouvertes sur place, on en sort les fèves entourées d’une membrane blanche et visqueuse puis on les rapporte au village. On les étale par terre sous des feuilles de bananier. Elles sont nettoyées au bout de quelques jours et séchées au soleil. Pendant tout ce temps, elles sont souvent remuées. Une fois bien sèches, elles sont empaquetées dans de grands sacs en tissu et vendues à un Français. 
Quand Dilma voit partir les sacs dans le camion à destination de la France, elle se pose beaucoup de questions. C’est comment la France? A l’école, elle a regardé sur la carte, c’est très loin, il faut traverser l’immense océan Atlantique. Et comment les fèves deviennent-elles du chocolat? Le Français leur offre de temps en temps des petits carrés fabriqués à partir de leur récolte. Et elle trouve cela délicieux. Elle a bien essayé de grignoter des fèves mais c’est immangeable! 
Une idée folle germe peu à peu dans son esprit: et si elle allait en France en même temps que les fèves, pour voir? 
Pendant plusieurs jours, elle observe le va-et-vient des camions, écoute les conversations. Elle apprend que les fèves sont chargées sur un gros bateau qui les emporte en France. Elle entend aussi parler des douaniers qui ne sont pas aimés, lui semble-t-il. A quoi ressemble donc un douanier? A un soldat, un policier? Elle hésite quelques jours puis se décide, prépare un petit sac avec des vêtements, une gourde d’eau, un peu de galette et de viande séchée, quelques fruits secs… Elle n’ose pas prendre des sous dans la cachette, tant pis, elle se débrouillera. Faut-il laisser un mot à ses parents? Ils vont s’inquiéter. Elle finit par leur écrire pour les rassurer sans trop en dire. Pas facile. 
«Mes chers parents, je pars quelques jours car j’ai quelque chose d’important à faire. Je serai prudente, ne vous inquiétez pas. A bientôt. Votre fille qui vous aime. Dilma» 
Elle profite de la nuit tombante et d’un moment d’inattention du chauffeur du camion pour se glisser au milieu des sacs entassés. Commence alors le long voyage. Sur les pistes défoncées, elle est secouée dans tous les sens. Elle a sommeil mais n’arrive pas à s’endormir, obsédée par cette question: Comment va-t-elle pouvoir monter sur le bateau sans se montrer? 
A l’aube, le camion s’arrête. Le chauffeur s’est éloigné, elle ose regarder et voit un port, des énormes cargos qui attendent et l’empêchent de voir l’océan. Elle se faufile rapidement dehors pour faire ses besoins et remonte se cacher en vitesse. Le chauffeur revient et le camion repart lentement. Elle entend crier des hommes, la cargaison va être transportée sur le bateau. Vite, il faut descendre de la remorque, heureusement il fait encore sombre. Elle attend, réfugiée sous la cabine. Les ouvriers chargent les sacs sur leur dos et les portent dans l’embarcation puis ils se rassemblent pour faire une pause quand le camion est vide. Ils tournent le dos au port, le jour ne s’est pas encore levé, les lampadaires ne sont pas très puissants, c’est le moment d’y aller. Mais des soldats, les douaniers pense-t-elle, font les cent pas sur le quai. Elle attend qu’ils soient loin, ne regardent pas dans sa direction et se faufile discrètement, traverse la passerelle à quatre pattes et se jette littéralement sous une bâche sur le pont. Son cœur bat à tout rompre, elle a faim et soif, grignote, boit une gorgée et s’endort, épuisée. 
Quand elle se réveille, elle a chaud et le bateau se balance, elle soulève la bâche et jette un regard: elle ne voit pas l’océan mais elle entend les vagues se briser contre la coque. Le soleil brille et le ciel est très bleu. Elle décide d’attendre la nuit pour se cacher dans un endroit plus sûr. La journée est longue, elle a soif, un peu mal au cœur. Sa gourde est presque vide, elle doit économiser l’eau. Il lui reste à manger mais elle n’a pas faim. Elle entend des va-et-vient sur le pont. Quelle chance que personne ne soulève la bâche! 
L’obscurité revenue, elle sort de sa cachette pour se soulager mais y retourne bien vite quand elle aperçoit une silhouette se découper sur le ciel étoilé. Finalement, elle est plutôt en sécurité sous sa bâche. L’océan est calme, elle commence à s’habituer au roulis, mange, boit un peu et s’endort. La fraîcheur de la nuit lui fait du bien. 
Le jour suivant, il pleut. Le bateau tangue beaucoup, elle est carrément malade, n’a plus soif mais froid. N’y tenant plus, elle sort de sa cachette quand elle entend: 
«Mais que fais-tu là, gamin?» 
Un jeune marin la regarde d’un air étonné mais pas méchant. Il semble la prendre pour un garçon avec ses cheveux courts et sa tenue. En une seconde elle décide de ne pas parler: ne pas faire savoir qui elle est, d’où elle vient et où elle veut aller… Advienne que pourra ! 
Il se présente, s’appelle Pablo et parle portugais, langue qu’elle comprend en plus de son dialecte natal. Il la questionne, elle ne répond pas. 
«Reste caché sous la bâche, je vais t’apporter à manger, à boire et des médicaments contre le mal de mer.» 
Il a un bon regard, elle pense pouvoir lui faire confiance. La traversée dure plusieurs jours, son protecteur vient de temps en temps s’assurer qu’elle va bien. Depuis qu’il l’a découverte, Pablo est inquiet: que faire de cet enfant? Le livrer à la douane à l’arrivée? Il s’y refuse, se doutant combien la prise en charge par l’administration d’un jeune clandestin doit être traumatisante. Pourtant ne rien dire le met, lui, dans une situation illégale, il risque son emploi et peut-être même une forte amende, la prison… Après avoir tourné le pour et le contre dans sa tête pendant des heures, il se décide à parler au capitaine. C’est un homme un peu bourru mais juste et humain. 
Il lui demande une entrevue et le voilà expliquant sa découverte. Le capitaine n’en croit pas ses oreilles et enchaîne les jurons comme à son habitude: «Mille millions de mille sabords… Un clandestin, il ne manquait plus que ça, un gamin en plus!» 
Une fois calmé, il ordonne à Pablo d’amener l’enfant la nuit prochaine dans sa cabine pour éviter qu’un autre marin ne le voie. C’est ainsi que Dilma se retrouve en compagnie du capitaine, à l’abri des regards et bénéficiant d’un confort spartiate mais c’est bien mieux que sous une bâche. 
Le capitaine est portugais, il lui expose la situation: «Tu es assez grand pour comprendre que tu es dans une situation irrégulière et nous aussi. Dis-nous d’où tu viens, pourquoi tu t’es enfui, où tu veux aller. On t’aidera autant qu’on peut mais on doit en savoir un peu plus sur toi…» 
Pablo à son tour essaie de provoquer des confidences: «On va bientôt arriver, si tu ne dis rien, le capitaine risque de te livrer aux douaniers pour ne pas avoir de problèmes. Je pense que tu es brésilien et que tu comprends ce que je te dis, moi aussi je suis à moitié brésilien par mon père. Je pourrais être ton grand frère, ça me plairait bien d’avoir un petit frère courageux comme toi, aie confiance en moi!»
Dilma a de plus en plus de mal à rester muette. Les paroles de Pablo et sa gentillesse la touchent profondément. Et elle se met à raconter son aventure. Pablo est impressionné devant la détermination de cet enfant. A la fin, elle lui avoue qu’elle est une fille. «Eh bien, tu es sacrément courageuse!Il va en faire une tête, le capitaine, quand il va apprendre tout ça. Tu comprends qu’on est obligé de le mettre au courant pour chercher la meilleure solution?» 
Elle comprend. Bien que le capitaine l’intimide beaucoup. Mais c’est lui le chef du bateau. 
Effectivement, il en fait une tête quand il est informé. Après une bordée de jurons, il accepte la discussion. Pablo a une idée: «Dilma pourrait rester cachée sur le bateau le temps de l’escale et vous contacteriez le directeur de la chocolaterie qui achète les fèves provenant du village de la petite. Cette histoire le toucherait peut-être et il ferait jouer ses relations, qui sait?» 
«Je n’ai jamais été dans une situation aussi rocambolesque! Que me fais-tu faire Dilma? Mais si ça ne marche pas, tu retourneras avec nous incognito et nous te ramènerons à ta famille, il y a moins de contrôles au Brésil, avec un peu de chance, on passera à travers les mailles du filet!» 
Le lendemain, le bateau accoste dans une ville qui parait très grande. Dilma apprend que c’est Bordeaux, un important port de France où arrivent et partent de nombreuses marchandises. 
A peine sont-ils arrivés que le capitaine prend rendez-vous avec l’entreprise Viagaronna, dont le nom est inscrit sur les sacs entreposés dans la soute du cargo. Par chance, l’usine n’est pas loin de Bordeaux. Quand il revient du rendez-vous, il réunit Pablo et Dilma et leur raconte son entrevue avec le patron de la chocolaterie. Ce dernier lui a semblé ému par l’histoire de Dilma et prêt à les aider. Mais il faut attendre… Pourvu qu’il puisse agir avant le départ du bateau, pourvu que tout cela ne tourne pas mal, pense le capitaine. 
Une journée passe, angoissante. Le lendemain matin, le capitaine rentre en trombe dans sa cabine: «Ça y est, j’ai la réponse du directeur, je ne sais pas comment il s’est débrouillé mais il a obtenu un laissez-passer pour toi et il veut te voir, Dilma, et toi aussi, Pablo. Il va nous faire visiter son usine. C’est ce que tu voulais, Dilma?Voir ce que deviennent les fèves? Ensuite tu reviendras au Brésil avec nous en bateau. Tant qu’on ne sera pas rentrés, je ne serai pas tranquille!» 
Dilma ne peut s’empêcher de pleurer de joie, d’émotion. Elle pense tout à coup très fort à sa famille: «Et mes parents, on peut les avertir que je vais bien?» Pablo s’écrie: «Bien sûr, ils doivent être fous d’inquiétude. Quand on sera à l’usine, on demandera de faire passer le message au village.» 
C’est ainsi que quelques heures plus tard, Dilma, munie de son laissez-passer, le capitaine et Pablo franchissent la douane sans problèmes et se rendent à la visite de la chocolaterie. Ils sont accueillis par le directeur en personne: «Je suis très heureux de faire ta connaissance, Dilma, et fier de voir ton intérêt pour la fabrication du chocolat. J’admire ton courage et ta détermination. Je pense que ton avenir est plein de promesses, en tout cas je le souhaite… Par contre, en grandissant, tu comprendras que l’on n’est pas toujours libre d’agir comme on le voudrait…» 
Une jeune femme prend la suite du directeur et guide les visiteurs dans l’usine tout en expliquant les différentes phases de la fabrication du chocolat. Pablo traduit ses paroles au fur et à mesure afin que Dilma comprenne et prenne des notes sur le petit carnet qu’elle n’a pas manqué d’emporter! Elle gardera toute sa vie le souvenir émerveillé de sa visite et réalise combien la fabrication de ces petits carrés délicieux est complexe et délicate. 
Ainsi elle apprend, non sans fierté, que les cacaoyers sont cultivés en Amérique du Sud depuis environ 3500 ans. Les Mayas et les Aztèques buvaient du cacao amer et l’utilisaient pour les cérémonies religieuses, dans la cuisine et comme monnaie d’échange. Les Espagnols ont découvert ce breuvage au XVIe siècle au moment de la conquête de l’Amérique. Ils y ont ajouté du sucre et de la vanille pour en enlever l’amertume. Elle apprend aussi que le Brésil est le premier producteur mondial de fèves. 
Elle comprend pourquoi on étale les fèves sous les feuilles de bananier, à l’abri de la pluie, pendant plusieurs jours, en les remuant souvent: c’est la fermentation qui sert à développer leur arôme. Puis le séchage au soleil facilite la conservation avant la livraison à la fabrique de chocolat. 
Dans son village, les planteurs vendent leur récolte à la coopérative locale qui la revend directement à la chocolaterie Viagaronna. Mais dans d’autres régions, il y a de nombreux intermédiaires entre la coopérative et l’usine de fabrication. Tout cela est un peu compliqué, néanmoins elle se rend compte que c’est mieux pour les planteurs d’éviter tous ces intermédiaires. Leur récolte est mieux payée. 
En déambulant dans l’usine, à la suite de la guide, ils assistent aux différentes opérations à partir de l’arrivée des fèves: 
- le tri pour éliminer celles qui sont abîmées; 
- la torréfaction dans un four pour tuer les microbes et développer encore plus l’arôme, Delma aime beaucoup cette odeur; 
- le concassage qui est un broyage grossier; 
- le vannage pour séparer les éclats de chocolat (le grué) des enveloppes des fèves; 
- le broyage, plus fin que le concassage; cela donne une pâte fluide qui est chauffée pour devenir liquide, on l’appelle la liqueur de cacao; le beurre de cacao est issu de cette liqueur; ce qui reste du broyage forme les tourteaux d’où est tiré le cacao en poudre. 
Vient ensuite la phase de l’affinage: on ajoute certains ingrédients à la pâte de cacao. 
- pour le chocolat noir, du sucre et du beurre de cacao, 
- pour le chocolat au lait, du sucre, du beurre de cacao et du lait en poudre, 
- pour le chocolat blanc, il n’y a pas de pâte de cacao mais seulement du beurre de cacao, du lait en poudre et du sucre. 
Delma trouve cette opération passionnante, elle ne sait plus où donner de la tête: son nez est saturé de parfums divers, ses yeux s’extasient devant les mélanges aux textures et aux couleurs différentes, ses oreilles sont assourdies par le bruit des machines, elle a envie de toucher, de goûter, mais ça, c’est interdit! 
Et ce n’est pas fini, restent: 
- la phase du conchage: on chauffe la préparation en mélangeant pendant quelques heures ou quelques jours, ce qui favorise l’onctuosité et développe encore l’arôme; 
- la phase du tempérage: on chauffe et on refroidit plusieurs fois le chocolat afin qu’il ait un bon aspect en refroidissant et durcissant, qu’il se démoule facilement et se conserve bien; 
- enfin, les phases de moulage et d’emballage. 
Une fois la visite terminée, Dilma, Pablo et le capitaine retournent sur le bateau, abasourdis par tout ce qu’ils ont appris et un peu écoeurés, il faut bien l’avouer, par les odeurs puissantes respirées pendant des heures. Dilma s’est appliquée à noter sur son petit carnet le plus de renseignements possible mais Pablo n’a pas toujours trouvé la traduction des mots techniques, aussi elle a écrit ces mots en français. Elle s’endort, épuisée. 
Quand elle se réveille le lendemain matin, elle ne voit que l’océan en regardant par le hublot, elle est impatiente à présent de revoir sa famille, son village, de raconter toute son aventure. Mais il lui faut patienter encore quelques jours et supporter le roulis, les grosses vagues. Cette fois, elle est bien à l’abri dans la cabine du capitaine! 
A l’arrivée au Brésil, les douaniers ne sont guère curieux devant cette fillette munie d’un laissez-passer français. Une voiture l’attend, conduite par le représentant de Viagaronna. Elle est accueillie dans son village comme une héroïne. 

Années 1970
Dilma est maintenant une jeune femme mais toujours aussi déterminée. Elle a créé dans sa région natale une chocolaterie, la première au Brésil. C’est le jour de l’inauguration. Devinez quels sont les invités d’honneur? Pablo, le capitaine et le directeur de Viagaronna bien sûr! 

Gislhaine 

dimanche 30 avril 2023

Le dernier banquet

Eliane aimait beaucoup cuisiner et recevoir. Elle organisait un dîner une fois par mois et mettait les petits plats dans les grands. Quand on lui demandait quelle était sa spécialité, elle répondait qu’elle n’en avait aucune sauf celle de préparer un plat pour la première fois. Les méchantes langues diraient que ses convives étaient des cobayes. Pour ses amis, elle était comme Moïse conduisant son peuple élu vers la Terre promise, celle où coulent le lait et le miel. Ils suivaient leur guide les yeux fermés: la surprise était toujours succulente. 
Elle organisait ses repas autour de thèmes. Le blanc – et tous les plats de l’entrée au dessert étaient blancs – la mer – et même le mets sucré recelait un ingrédient marin. Bref, c’était original et savoureux. 
Cependant, Eliane hésitait à prendre des risques, à servir une spécialité très exotique, à inventer une recette mêlant des ingrédients qui à sa connaissance n’avaient pas encore été mariés. 
Ce dîner était prévu de longue date. Impossible de décommander ses invités, ce serait quasi criminel, sa renommée en prendrait un coup, ses amis – elle le savait – salivaient depuis des jours et prenaient des paris… 
Or, elle ne se sentait pas bien. Cela faisait des jours qu’elle était patraque, elle avait ignoré ses symptômes, n’était surtout pas allée se faire tester par crainte du résultat, l’obligeant, qui sait, à annuler son dîner alors que cela faisait deux ans qu’ils avaient été privés des banquets. Car c’était à un banquet que, cette fois-ci, elle avait invité onze amis. Une belle tablée – où la vaisselle et la décoration devaient participer au faste – toutes proportions gardées, Eliane n’ayant pas les moyens ni financiers ni de domesticité de Louis XIV! 
Elle dut renoncer aux mets prévus: terrine de homard; cailles flambées à l’armagnac; profiteroles au chocolat... 
Trop longs, trop compliqués, trop minutieux. 
Elle n’avait pas l’énergie. Elle sentait la migraine arriver, son nez se boucher, bientôt elle n’aurait plus ni odorat ni goût. 
Alors, elle misa sur la cuisine exotique, avec ses épices et ses légumes sautés pendant deux ou trois minutes, le lait de coco et les pâtes de curry. Elle composa son menu rapidement: soupe de lentilles rouges, curry de poisson sauce thaïe, baklavas. Eliane hésita: le menu n’avait pas d’unité, mais tant pis. 
Elle se mit en cuisine sans tarder, s’affola alors que d’ordinaire rien ne l’ébranlait, jamais elle n’était en retard, établissant un compte à rebours des étapes à faire. Mais ce jour-là, tout lui parut difficile, lent, elle gâcha un paquet de pâte filo en ratant ses premiers baklavas; chercha pendant 20 minutes son pot de graines de nigelle pour finalement devoir les remplacer par du poivre. Se trompa dans les proportions et dut refaire une soupe, réduisant le nombre de gousses d’ail car elle en avait besoin pour le plat principal. Heureusement, elle connaissait par cœur la recette de poisson thaïe, c’était un de ses plats fétiches, Eliane était persuadée que ses amis en avaient déjà mangé, mais que faire? Elle perdait la tête, suait à grosses gouttes, courait d’un coin à l’autre de la cuisine, ouvrait et fermait ses placards, ses tiroirs, fouillait dans son stock d’épices, lisait et relisait les recettes, se précipitait dans le salon dresser la table, sortait les amuse-gueules qu’elle avait réalisés plus tôt, alignait les bouteilles d’alcool. Il fallait qu’elle soit prête 20 minutes avant l’arrivée des convives, pour prendre une douche, passer une robe, se brosser les cheveux, mettre une paire de boucles d’oreille, enfiler ses bagues qu’elle retirait toujours pour cuisiner. 
Enfin, tout fut prêt, la soupe embaumait, la sauce de curry frémissait, attendant le lait de noix de coco puis les morceaux de poisson qui seraient ajoutés à la toute fin. Les baklavas refroidissaient sur la desserte. Eliane goûta la soupe. La trouva chaude. Fronça les sourcils. Goûta de nouveau. Avait-elle oublié le cumin? L’ail? Cette soupe n’avait aucun goût. 
On sonna. Eliane alla ouvrir la porte comme on va à Canossa. Un par un, ils arrivèrent. Pas un ne manqua à l’appel. Ils lui apportèrent les mignardises pour accompagner le café et le thé, des fleurs, des livres… des cadeaux qu’Eliane pensa ne pas mériter. Pas ce soir. Fallait-il les prévenir que son dîner était raté? 
Elle ne dit rien. Comme d’habitude, ils la couvrirent d’éloges. Contrairement à l’habitude, elle eut envie de disparaître dans un trou de souris. Ils aimèrent beaucoup la soupe de lentilles rouges, demandèrent la recette. 
Puis, elle servit le plat de résistance. Et sut avant même de goûter au plat – ce que hélas elle n’avait pas fait avant de servir – que c’était immangeable. Tous les regards étaient braqués sur elle, les fourchettes levées, à mi-chemin entre l’assiette et la bouche. Il avait suffi d’une seule bouchée. 
— Hmm, hmm, toussota l’un d’eux, c’est original, mais comment dire… 
Eliane porta à ses lèvres une fourchetée avec précaution, s’attendant au pire. Le curry était infect: elle avait confondu le lait de coco pour plats salés avec le lait concentré sucré. 
La défaite était totale, sa réputation ruinée. 
Vatel s’est bien suicidé parce que sa commande de poisson n’était pas arrivée à temps, songea-t-elle. 

Anne

samedi 29 avril 2023

Poulet, riz...

Depuis ce jour où elle s’était réveillée à l’hôpital, épuisée, désorientée, surprise, elle refusait de manger en dehors de chez elle. 

Elle hésitait à accepter les invitations de ses amis, de sa famille ou, pire encore, à aller au restaurant. Elle pensait qu’elle allait mourir. Elle savait que la nourriture pouvait être son ennemie. Elle s’isolait. 
Elle savait que, pour elle, la validité de l’équation manger égale danger était bien démontrée. Elle était un électron libre au pays de la gastronomie, la table n’était plus synonyme de joie. Elle se sentait exclue de toutes ces conversations banales qui tournaient toujours autour de la nourriture. 
Son médecin chinois lui avait conseillé de se contenter de deux aliments: le poulet et le riz. Chez elle, tout allait bien. Elle cuisait son poulet au four, sans rien, ou à la vapeur et elle mangeait du riz à l’eau, juste assaisonné d’un peu de sel. Rien à voir avec les explosions de saveurs associées à la cuisine chinoise qu’elle avait tant aimée, avant, ni avec le parfum subtil des herbes de Provence. 
Parfois, son palais se souvenait. Il lui semblait sentir les plats mijotés avec amour par sa maman et l’eau lui venait à la bouche. D’autres fois, lorsqu’elle s’approchait d’un restaurant asiatique, elle sentait dans son corps le souvenir des épices caractéristiques, sa bouche se rappelait comment les pousses de soja craquaient sous ses dents ou encore combien elle aimait la texture des Ha-Kao et autres raviolis gyoza. 
Elle ne s’alimentait plus pour vivre, mais pour survivre. Riz, poulet, jour après jour, repas après repas. Plus de surprise, plus d’envie, le néant: le riz blanc, le poulet blanc. Elle savait sa vie à ce prix-là. Elle avait en effet failli la perdre à cause d’un excès de gourmandise. C’était quelques mois auparavant, dans un grand restaurant, avec des amis. 
La fameuse soirée avait pourtant bien commencé. Avec sa bande de copains, ils avaient décidé de fêter les anniversaires du mois dans un grand restaurant. Ils travaillaient tous maintenant et ils pouvaient bien, une fois dans l’année, céder à la folie des prix astronomiques pour goûter aux plaisirs de la gastronomie française dans un restaurant 3 étoiles au guide Michelin. Elle avait étudié la carte avec soin. Elle avait toujours su que pour elle, certains plats étaient dangereux, elle maîtrisait. Elle était experte pour débusquer les allergènes dans les menus. Elle renonçait aux plats en sauce pour éviter l’huile d’arachide. Elle connaissait par cœur les principes des allergies croisées et savait que pour elle, les fruits à coque représentaient un danger. De plus, elle évitait les légumineuses que l’allergologue avait jugées risquées en raison de leur proximité génétique avec l’arachide: pas de lupin, pas de petits pois, pas de soja, pas de lentilles. 
Longtemps, ces interdits lui avaient laissé encore une marge confortable pour découvrir de nouvelles saveurs et varier les plaisirs de la table. Elle était également protégée par le stylo injecteur qui la suivait partout, au cas où. Elle aimait partager un bon repas avec sa garde rapprochée. Elle aimait aussi aller au restaurant avec sa bande. Elle n’avait aucune raison de s’en priver. 
Ils avaient décidé de réserver chez P., le restaurant le plus coté de la région, dont le chef était réputé partout en France. Ils s’étaient retrouvés en ville et avaient parcouru à pied les quelques mètres qui les séparaient du parking du restaurant. En effet, ils avaient craint que leurs voitures ne fassent tache au milieu des berlines de luxe. Un maître d’hôtel les avait accueillis. Il était très prévenant, proposant d’accrocher les manteaux de ces dames, de porter les vestes de ces messieurs, de déposer leur sac à main au vestiaire, de les servir, toujours souriant et traitant chaque membre de leur groupe comme s’il était un être exceptionnel. 
Une table de six couverts les attendait. L’ambiance était feutrée, les distances entre les convives étudiées pour que les conversations ne s’entendent pas d’une table à l’autre. 
Ils avaient découvert le menu. Son nom faisait rêver, comme celui des plats: Voyage sensoriel en 10 haltes*: 

Les prémices 
L’écume glisse sur la coquille 
Verdeur fondante 
Ballade entre jardins et sous-bois 
Racines immortelles 
Ortu maritimu 
Sur le chemin de Diane ou Casser la croûte 
Crémeux de coumarine 
Les vergers du levant 
Le bonbon ébène ou Les larmes de Bacchus ou Nid d’abeille ou Monochrome 

Ces plats étaient de belles invitations au voyage, mais… rien ne laissait deviner leur composition. Elle pensa à Baudelaire qui avait sans doute inspiré le nom du menu: «Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté». 
Elle était rassurée, «calme et volupté», rien à craindre, «ordre et beauté», elle était à l’abri. Elle était en France, dans un grand restaurant. Pas d’arachide en vue. 
Elle voulait savourer ce menu gastronomique, à la fois poétique et mystérieux. Cependant, il lui fallait le comprendre… Tous acceptèrent de se prêter au jeu des devinettes pour les différents plats proposés. Elle avait beaucoup à dire sur chaque ligne du menu. 
Les prémices, il devait s’agir de mises en bouche. Comment le chef avait-il envisagé de sublimer de simples bouchées apéritives? Quels ingrédients envoûtants avait-il utilisés pour les confectionner? Il fallait sans doute que ses propositions soient de nature à ouvrir l’appétit. Il n’y aurait pas d’arachide, pas de pain carré nappé d’un beurre trop lourd à digérer. Elle s’imagina dégustant des lamelles de légumes goûteux, voire de quelque fruit extraordinaire et rare. Elle ne pouvait envisager ces «prémices» que verts et craquants, un peu comme les premiers fruits de la terre aux premiers jours du printemps. 
Le deuxième plat était beaucoup plus évocateur. L’écume glisse sur la coquille. Il y aurait de la mousse légère et une coquille. Les fruits de la mer. Elle se demanda si le menu tout entier cherchait à respecter les quatre éléments: terre, eau, air et feu… Si tel était le cas, il y avait ici déjà trois éléments car l’écume n’est que la forme visible de l’air. Elle imagina une coquille St Jacques sur une écume blanche. 
Venait enfin la verdeur fondante. C’était plus joli que verdure, mais sans doute un peu semblable. Quelques feuilles ou des légumes verts fondants, comme pour une compotée de poireaux, en mieux! De quoi fondre de plaisir en tout cas et apprécier les légumes. 
En lisant l’intitulé suivant, Ballade entre jardins et sous-bois, elle sentit l’odeur fraîche des sous-bois et celle sucrée des jardins fleuris. Elle ne parvint pas à imaginer quelles fleurs le chef avait sélectionnées pour accompagner des champignons, des chanterelles, certainement. Elle préférait les appeler ainsi, plutôt que girolles, mot qu’elle trouvait moins poétique. Il existait de nombreuses fleurs comestibles: lavande, rose, soucis, pensées, violettes… mais les saveurs de chacune étaient très différentes. Il pouvait aussi bien s’agir de fleurs de courgettes ou d’acacias. Elle était impatiente de découvrir le plat. Ses papilles seraient-elles assez performantes pour détecter le bon champignon et la bonne fleur si elle fermait les yeux? 
Lorsqu’elle relut la ligne suivante, elle ne put s’empêcher d’exprimer son étonnement. Racines immortelles. Cela lui évoquait l’hélichryse dont elle connaissait les bienfaits. On l’appelait aussi la plante à curry. Elle ne s’attendait pas à manger du curry dans un restaurant 3 étoiles, elle avait cependant appris que, les chefs aimaient maintenant allier les saveurs du monde pour réinventer les recettes locales. Curry donc, mais certainement pas comparable au mélange indien! Sa curiosité était piquée. 
L’intitulé suivant n’évoqua rien. Ortu maritimu. Maritime, d’accord. Un poisson donc, mais Ortu? De quoi pouvait-il bien s’agir? Elle n’avait aucune culture piscicole et ne pouvait imaginer l’animal qui se cachait sous cette appellation. Autour de la table, personne ne parvint à faire des propositions, ils calaient déjà! 
Le menu était riche. Si elle avait bien compté, lorsqu’elle aurait à choisir entre Casser la croûte et Sur le chemin de Diane, elle serait encore loin des desserts, alors qu’elle aurait déjà goûté six mets différents. Sans aucune hésitation, elle prendrait Diane, en hommage à Plaisance et à la ferme de son grand-père, même si, pour l’auteur du menu, seul son titre de duchesse du Valentinois expliquait son apparition. Sa réserve de chasse, à quelques kilomètres de là, qui était moins prestigieuse, confirmait que Diane chassait: elle imagina donc un gibier. 
Avec le crémeux de coumarine, elle pensa qu’elle aurait droit à une sorte de potage ou de consommé. Son voisin de droite, féru de botanique, lui expliqua que le tonka était le fruit du Teck et que l’arbre poussait aux Caraïbes. La fève, parfois appelée coumarine, était comestible, mais il ne savait pas comment elle se mangeait. Elle le remercia pour ses explications avant de poursuivre sa lecture imagée. Elle sourit à l’idée que le chef allait vraiment la faire voyager. Après les sous-bois et la mer, une escale était prévue dans les eaux chaudes de l’Atlantique. Le titre du menu avait été choisi avec soin. 
Plus que deux plats. Les vergers du levant. Cela sonnait comme un nom de salade de fruits, or son ami expliqua qu’un fruit ressemblant à une mandarine était appelé «fruit du soleil levant». Il s’agissait probablement de ce fruit, le satsuma. La plupart des convives étaient de son avis à elle et envisageaient plutôt un mélange de fruits exotiques présentés comme un tableau de maître qu’une banale tranche de mandarine, même mise en valeur avec élégance. 
Les noms des trois desserts étaient très énigmatiques. Tout le monde s’accorda pour dire qu’il y avait du vin dans les larmes de Bacchus, du chocolat dans le bonbon ébène, du miel, voire du miel en brèche dans le Nid d’abeille. Mais que pouvait dissimuler le Monochrome? Elle choisit de se laisser surprendre par la couleur unique de ce dessert. 

Pour se rassurer tout à fait sur l’absence de tout danger dans ce délicieux voyage, elle consulta l’inventaire à la Prévert des ingrédients pour débusquer les éventuels allergènes: 
Chevreuil, Banon, Gingembre, Ris de veau, Cèpe, Saint Pierre, Poire Williams, Chou, Valériane, Mimolette, Maïs, Vanille de Tahiti, Cédrat, Myrte, Amande, Chocolat, Huitre, Cresson, Jasmin, Boulot, Sésame noir, Figue, Mélilot, Thon, Grué de cacao, Vin Jaune, Café, Bourgeon de sapin, Salsifis, Saké, Yuzu, Criste marine, Mezcal, Bergamote, Shiso vert, Saint Marcellin, Feuille de câpres, Capucine, Échalote, Carotte, Whisky Curry, Poire, Cire d’abeille, Poivre Voatsiperifery, Menthe, Mûre, Miel, Raisin… 
Elle n’y trouva qu’un seul danger: les amandes. Jusqu’ici, elle n’avait jamais réagi aux fruits à coque. Pourquoi le ferait-elle aujourd’hui? Elle estima par conséquent qu’il était inutile d’interroger le chef pour connaître la composition de chacun des plats. 
Le sommelier leur apporta la carte des vins. Tout était parfait. Ils se régalaient. Malgré des associations parfois déconcertantes, le goût et les saveurs étaient toujours au rendez-vous. Tout le repas était resté dans sa mémoire, jusqu’au dessert. 
Elle revoyait la serveuse, dans son uniforme impeccable. Le chef qui était venu leur demander s’ils étaient satisfaits. Les va-et-vient du personnel s’affairant auprès de chaque table, anticipant les moindres désirs apportant les précisions nécessaires à une dégustation idéale. Des explications sur la cuisson, les ingrédients. C’était un délice pour les papilles et une nourriture pour l’esprit. La serveuse avait posé le dessert devant elle. Elle avait porté la cuillère à sa bouche. À partir de là, c’était le trou noir. 
Elle s’était réveillée à l’hôpital. Le médecin lui avait dit : «œdème angioneurotique, Madame, vous l’avez échappé belle. Vous êtes hyper allergique à plein de choses, il faudra faire attention à votre alimentation». Il n’avait rien proposé d’autre. Poussée par ses amis, elle s’était rendue chez un praticien de médecine chinoise qui l’avait considérée dans sa globalité avant de décréter: il ne vous reste que le poulet et le riz. 
Son remède était tellement radical qu’elle n’aurait jamais pu l’imaginer: elle se sentait comme un aveugle privé de couleurs. Elle devait renoncer à la nourriture car pour elle, c’était un poison.  

FAA


*Ce menu, comme l’inventaire à la Prévert qui le suit, a été copié sur le site de la Maison Pic, à Valence et consulté pour la dernière fois le 6 novembre 2022

jeudi 27 avril 2023

L'hypocondriaque

Magali ferma doucement la porte de la chambre puis se dirigea d’un pas vif vers la cuisine. Une fois de plus elle se rappela pourquoi elle était devenue infirmière au lieu de s’inscrire à l’école Ferrandi. «Travailler dans un restaurant, c’est trop dur. Surtout pour une fille», lui avait-on martelé. Comme si travailler dans un hôpital était moins dur! Or, ses parents croyaient aux médicaments et ne mangeaient que pour s’alimenter. Pendant longtemps, Magali avait avalé la pitance maternelle sans rechigner, ne la trouvant pas plus mauvaise que celle de la cantine. Jusqu’au jour où son amie Clara l’avait invitée à passer une semaine de vacances dans sa famille, quelque part dans le Lot. Elle en était revenue avec cinq kilo et la certitude que pendant douze ans, elle avait raté le plus grand plaisir qui existât sur terre. Le père de Clara était un cuisinier hors pair. Il passait ses vacances sur les marchés et dans sa cuisine. Il disait que cuisiner le détendait. 
De retour chez elle, Magali s’était transformée en critique gastronomique. Sa mère récoltait une mauvaise note après l’autre. Deux ans plus tard, elle l’avait chassée de la cuisine et s’était mise aux fourneaux après avoir expédié ses devoirs d’école. 
À présent, Magali tentait de concilier sa passion et son métier. Et répétait : les meilleurs médicaments se trouvent dans les assiettes. 
À l’hôpital, impossible de remplacer les comprimés par des petits plats. Heureusement, à la maison, elle avait le patient idéal: Gaël était un jeune homme de son âge, hypocondriaque selon Magali qui cependant ne le disait pas, se contentant de mitonner les médicaments que Gaël avalait sans se poser de questions, croyant à la vertu de ses ordonnances. Il allait mieux, toujours. Cependant il aimait tellement les soins de Magali qu’il tombait de nouveau malade: la morosité cédait la place à la migraine laquelle était remplacée par des troubles intestinaux qui immanquablement entraînaient une baisse dramatique de sa libido, laquelle réapparaissait miraculeusement après quelques tisanes. Magali se perfectionnait: les épices, les théories du chaud et du froid, les médecines ayurvédique, chinoise, zoroastrienne, l’équilibre acido-basique, les régimes crétois, «tout viande» ou «tout cru», sans gluten ou sans laitages, les idéologies végétarienne ou végétalienne, le miel dans tous ses états… Elle avait de quoi faire et d’ailleurs elle passait ses trajets maison-hôpital plongée dans les livres de recettes commentées. Récemment, elle avait découvert la gastronomie coréenne, ses plats fermentés, le kombucha, le kimchi et autres délices qui la plaçaient dans le Top 5 des cuisines ultra-saines. 
Gaël était un cobaye parfait pour les expérimentations culinaires de Magali. Il ne s’en plaignait pas. Cependant, Magali était ennuyée: elle était infirmière, les médicaments, quelle que soit leur forme, devaient guérir et non prolonger les maladies. Or, Gaël ne guérissait pas. Au contraire, son état maladif devenait chronique. Il avalait tout ce qu’elle lui présentait, était assez sagace pour guérir des maux que Magali avait combattus avec son plat spécial. Mais il n’en restait pas moins qu’un autre trouble se manifestait. Bientôt, il resterait alité, ne se réveillant que pour accueillir le plateau repas. Malade imaginaire contemporain, Gaël s’était livré tout entier à la science culinaire de Magali. Elle n’arrivait pas à sortir de ce dilemme. Arrêter de cuisiner? Cesser toute nouvelle expérience gastronomique? Lui démontrer par A + B que toutes ses maladies étaient le fruit de son imagination? L’envoyer chez un psy au lieu de lui faire boire des décoctions aux vertus antidépressives? 
Magali en avait un peu assez de son patient chronique: elle doutait même de sa cuisine curative, car Gaël était un faux malade et, peut-être, un vrai gastronome qui n’osait pas le dire. Tout ça à cause de sa mère, avait compris Magali. Celle-ci adorait soigner son fils qui tombait malade pour lui faire plaisir, avait-il expliqué à Magali, pour l’avoir à lui tout seul, pour, tout simplement, qu’elle s’occupe de lui alors que c’était sinon une mère distante, glaciale, même. 
Magali n’avait aucune envie de remplacer la mère de Gaël. Elle n’était pas glaciale, elle. Gaël n’avait pas besoin de créer des maladies pour qu’elle l’aime, le dorlote, le nourrisse. Magali se sentait prise au piège, elle avait peur d’avoir déclenché chez Gaël un amour perverti. 
Elle allait devoir prendre une décision radicale. Mais laquelle? 

Anne