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vendredi 6 novembre 2015

Australie

Julie avait sept secondes lorsque sa sœur, Juliette, finit par sortir du ventre de leur mère. C'était des sœurs jumelles, quasiment identiques. Au début, leurs parents n'avaient aucun mal à les différencier: la gauchère aux cheveux longs et aux taches de rousseur, c'était Julie, et la droitière aux cheveux courts et au nez qui coule, c'était Juliette. Durant les premières années de leurs vies, la mère, le père et les deux filles vivaient simplement, dans la joie et la bonne humeur. Mais quand les deux enfants atteignirent l'âge de huit ans, leurs traits devinrent semblables, elles avaient la même coupe de cheveux et des taches de rousseur apparurent sur le visage de Juliette. Bientôt, seule la main qui tenait le crayon permettait de les différencier. Si le crayon était dans la main droite, c'était Juliette, et le crayon dans la main gauche, c'était Julie. Mais avec le temps, les deux sœurs prirent le goût des bêtises. 


Ce jour-là, le gâteau semblait délicieux. Il était au chocolat, recouvert de sucre glace et dessus étaient disposées de manière homogène vingt bougies. La tradition, dans cette famille, était que Julie souffle ses bougies puis, après un intervalle de sept secondes, que l'on rallume les bougies pour que Juliette puisse à son tour les souffler. Mais dès l'âge de dix ans, les deux jeunes filles jouant sur leur apparence, s'amusaient à inverser leurs rôles: Juliette précédait Julie dans le soufflement des bougies, sans qu'aucun des deux parents ne remarque quoi que ce soit. 

Cependant, ce soir-là, lorsque soi-disant Julie dut souffler ses bougies, les deux sœurs se regardèrent, les yeux ronds. Aucune des deux ne se souvenait de leurs prénoms. Julie était Juliette, Julie était Julie mais Juliette était Julie. A force de jouer à ce jeu, les deux s'étaient entremêlées et confondues. Et même en remontant aussi loin dans leurs souvenirs qu'elles le pouvaient, elles ne trouvaient aucune réponse. Leurs parents les fixaient, interloqués. Puis d'un coup, l'une des deux sœurs se leva et quitta la maison sans que personne n'intervînt. Le reste de la famille resta pétrifié quelques minutes. La jeune fille, désormais seule, savait quelle question brûlait les lèvres de ses parents: Comment t'appelles-tu? 

Les parents demeuraient silencieux. La jeune fille était immobile, attendant la question. Mais aucun des deux parents ne la posa. Deux heures passèrent, sans que personne ne lâche un mot. Les parents semblaient honteux. L'ambiance était pesante. 
- Bon! Qui veut du gâteau? finit par lancer la jeune fille. Pas de réponse. Les bougies se consumaient lentement et la cire dégoulinait sur le gâteau. La jeune fille n'osa pas les souffler. Alors d'un geste violent elle courut dans sa chambre sans un mot, se jeta sur son lit, en pleurs. Elle n'avait jamais été séparée de sa sœur. Elle se sentait seule. 

Quand elle a quitté la maison, elle a enfourché son vélo. «Je veux aller en Australie», pensait-elle. Depuis son enfance, elle avait toujours pensé à partir. En Amérique, en Afrique, en Asie. Peu importe le lieu, tant qu'il était loin d'ici, loin de chez elle. Elle avait une affection toute particulière pour l'Australie. A chaque fois qu'elle avait dû citer un pays, elle avait dit Australie. A l'école, tout le monde l'avait surnommée «Australie». Même les professeurs l'avaient appelée ainsi. Australie. C'est joli, harmonieux. Ce nom lui avait été très utile. Lorsqu'on lui demandait son nom, elle répondait Australie. Et les gens tout autour d'elle l'enviaient d'avoir un nom si beau. Australie, c'était autre chose que le prénom qui lui avait été attribué à la naissance, un nom totalement remplaçable, jetable. La preuve, elle l'avait oublié. Et maintenant elle allait réaliser son rêve: elle partait pour l'Australie. Elle pédalerait jusqu'à ce qu'elle s'évanouisse, elle pédalerait jusqu'au bout du monde. 

Où est-ce que je suis? fut la première question qui lui vint à l'esprit. Elle se souvint alors de sa fugue en vélo et de son écroulement de fatigue dans les champs. Une odeur de bouse flottait dans l'air. Elle avait à peine la force de bouger, tant elle se sentait faible. Elle arriva à se traîner jusque dans un bois où elle se rassasia à l'aide de quelques baies qui se trouvaient là. Après s’être rincé le visage avec l'eau d'un ruisseau, elle contempla son reflet. On aurait dit sa sœur. Puis elle chassa cette image de son esprit et pensa à la maison en Australie, celle qui serait la sienne, perdue au milieu de rochers impressionnants. Elle reprit son chemin et aperçut un village non loin de là. Elle y trouva une église et quelques maisons. Avant de reprendre la route, elle décida à faire une pause. Sur la façade de l'église, deux visages de gargouilles attirèrent son attention. Elles se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Elles affichaient un sourire énigmatique. Mais le soleil déclinant assombrissait leur visage et leur conférait un air terrifié et terrifiant. Elles étaient comme deux sœurs jumelles. Puis des nuages voilèrent le soleil et la pluie brisa le silence qui pesait sur le village. L'eau glissait sur les visages meurtris des gargouilles telle des larmes. Mais malgré la tempête et les larmes, elles semblaient heureuses, heureuses d’être ensemble et de vivre. 

A son réveil, la jeune fille avait mal à la tête. Elle se rappela la fugue de sa sœur et sa solitude. Sa mère entra, avec un petit-déjeuner soigneusement disposé sur un plateau en argent. La fille la remercia sans lever les yeux et saisit avec précaution le plateau en argent. Sa mère resta, s'assit sur le lit de sa fille et lui caressa les cheveux. 
- Comment t'appelles-tu? finit-elle par demander. 
- Australie, répondit la jeune fille. 


Léon'Art

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