En cet après-midi doux d’octobre, Henri s’enfonce dans la forêt par un large chemin bordé de hêtres majestueux et colorés. Il se sent en forme et marche d’un pas souple et calme, s’appuyant sur ses deux bâtons sculptés, héritage de son père. Son père qui lui a révélé, avant de mourir à l’âge de 102 ans, un secret de famille bien gardé depuis des décennies.
Ses jumelles à portée de main, Henri marche et observe la nature de tous côtés, s’arrêtant parfois, attentif au moindre bruit ou mouvement furtif dans la végétation. Il goûte les baies sauvages comme quand il était enfant. Une douceur envahit peu à peu son corps et son esprit.
A mesure qu’il avance, le chemin rétrécit pour devenir un sentier menant à une petite clairière. Et là, Henri aperçoit un affût en branchages contre un arbre. Curieux, il s’approche et découvre de dos un jeune homme, caché, en train de regarder les alentours à la longue vue et prendre des photos. Henri s’apprête à rebrousser chemin le plus discrètement possible quand le gars se retourne, la mine contrariée. «Oh pardon! Je ne voulais pas vous déranger, je m’en vais!» chuchote Henri. Le jeune acquiesce de la tête et retourne à ses occupations.
Henri reprend le sentier en sens inverse. Le soleil descend peu à peu, il est temps de rentrer, la nuit va bientôt tomber. Le hameau du Châtelet est encore loin, son hôtesse va s’inquiéter.
Sur le chemin du retour, il songe à cette rencontre. «Reverrai-je ce garçon? Il doit avoir une vingtaine d’années mais semble déjà être un connaisseur, vu le matériel que j’ai aperçu dans la cabane. Il pourrait me renseigner sur la faune locale…» Il sourit à l’évocation de sa passion des animaux sauvages, née dans ses Vosges natales quand il était gamin. «Et puis, s’il est de la région, il pourrait peut-être m’aider dans mon enquête?»
Le lendemain, il retourne dans la clairière, impatient de revoir le jeune. Et ainsi, plusieurs jours de suite. Sans succès. Un matin, enfin, alors qu’il commençait à se décourager, il le rencontre sur le sentier avec tout son attirail.
- Bonjour jeune homme, je vous fais mes excuses pour l’autre fois…
- Oh vous ne pouviez pas savoir…
- Je m’intéresse moi aussi à la faune, surtout aux oiseaux…
- Venez avec moi si vous voulez, mais pas de bruit!
C’est ainsi qu’Henri passe plusieurs heures, immobile et silencieux, dans une cabane à guetter les animaux en compagnie d’un jeune inconnu.
En revenant de la clairière, ils échangent quelques mots.
- Je m’appelle Henri Dubois et compte passer quelques temps dans la Drôme. C’est une belle région que je ne connaissais pas.
- Et moi, je suis Julien Leroy, je travaille avec mes parents à la ferme, en sortant de la forêt.
Julien n’est pas très bavard et Henri craint de l’effaroucher en parlant trop. Ils marchent tous deux, plongés dans leurs pensées. Henri se sent étrangement apaisé en présence de Julien.
Les jours se succèdent, les rencontres sont devenues régulières. Henri aime ces moments de silence complice, suivis peu à peu par des discussions passionnées sur la nature. Julien se révèle au fil du temps moins taiseux qu’Henri l’avait pensé et semble apprécier lui aussi cette sympathie naissante. Cependant, Henri se demande quand il osera lui parler de la raison véritable de sa présence. Il a tenté plusieurs fois mais a renoncé au dernier moment «C’est encore trop tôt…» Ils finissent par se tutoyer et se faire quelques confidences.
- Tu sais Julien que je pourrais être ton grand-père? J’ai 79 ans!
- Ça tombe bien, je n’ai pas connu mon grand-père, il est mort avant ma naissance!
- Ta famille est d’ici?
- Oui, depuis plusieurs générations.
Henri hésite un moment puis se lance, la voix tremblante.
- Julien, je vais te confier un secret. Je suis venu dans ce village pour une raison bien précise : ma mère était de la région mais je ne l’ai su qu’après sa mort car elle avait coupé tout contact avec ses origines. Seul mon père était au courant. Et ce n’était pas mon père biologique. Il avait épousé ma mère alors qu’elle était enceinte et m’avait reconnu et élevé comme son fils. C’est par lui que j’ai appris tout cela il y a quelques années. J’ai mis longtemps à me décider à venir… Mais je suis vieux maintenant et j’aimerais savoir avant de mourir… Tu comprends?
Julien reste un moment silencieux puis demande:
- Ta mère s’appelait comment?
- Marie Chauvin.
- Il y avait effectivement des Chauvin ici, mais ils étaient un peu sauvages et ne parlaient à personne…Les derniers descendants sont morts maintenant. Ton histoire m’intrigue, si tu es d’accord, je vais me renseigner, mine de rien!
Henri, inquiet tout à coup, essaie de modérer Julien:
- Je ne veux pas te créer des ennuis, Julien. Je suis né en 1945 et tu sais certainement qu’en 1944, il s’est passé des évènements tragiques au moment de la Libération. Si ma mère s’est enfuie, c’est qu’elle a vécu quelque chose de traumatisant. Elle a peut-être été violée, par qui, je ne sais pas… Si tu te mets à poser des questions sur cette période trouble, je crains que certaines personnes deviennent hostiles. Je pourrais peut-être rencontrer tes parents dans un premier temps? Tu leur as parlé de moi?
- Un peu, mais tu sais, on ne discute pas beaucoup chez nous, ils sont écrasés par le travail et les soucis!
- J’insiste, je pense qu’il serait plus sage que je parle d’abord à tes parents, ensuite on verra…
- Comme tu veux, répond Julien, déçu par les réticences du vieil homme.
Quelques jours après, Henri est invité à la ferme de Julien qui l’avertit de la méfiance de la famille à son égard. En effet, l’accueil est froid et un silence lourd suit l’exposé d’Henri sur les raisons de sa présence. Puis le père le met en garde contre le danger de réveiller les vieilles histoires. Henri a l’intuition qu’il connait la vérité mais n’ose insister devant la menace à peine voilée. Un fois rentré au gîte, il décide d’abandonner son enquête dont les conséquences pourraient être fâcheuses.
Le lendemain, Henri et Julien se rencontrent. Henri dissuade Julien de continuer ses investigations.
- Je ne veux pas créer des problèmes entre toi et tes parents! Tant pis pour mes origines! Je regrette de t’avoir parlé de tout ça!
- Trop tard, je me suis disputé avec mon père hier soir. Son attitude butée et hostile m’a choqué. De toute façon, ça devait arriver, il est invivable! Je restais surtout pour ma mère. Je l’ai menacé de partir s’il ne parlait pas. Et je suis sûr qu’il est au courant de quelque chose. Dans un petit village, tout se sait!
Henri, désespéré de la tournure prise par les évènements, sent ses forces le quitter, son esprit se brouiller. Comme il a été naïf!
- Ne te décourage pas, mon père a accepté une nouvelle rencontre ce soir ! lui lance fièrement Julien, avec l’assurance de ses 20 ans.
La journée est une torture pour Henri qui se rend au rendez-vous, pas très rassuré. L’accueil est aussi froid que la première fois. Henri ne peut s’empêcher de frémir devant le visage dur et les yeux soupçonneux du père. La mère se tient en retrait, silencieuse. Sur la table est ouvert un vieil album de photos. Le père pointe du doigt le portrait d’un homme d’une trentaine d’années, à la belle prestance, pris vraisemblablement chez un photographe il y a longtemps. La ressemblance avec sa propre mère et avec lui même quand il était jeune saute aux yeux d’Henri. Fébrile, il attend la suite. Le père ouvre enfin la bouche:
- Mon grand-père Jacques et Marie Chauvin se sont fréquentés en cachette. Quand elle est tombée enceinte, les parents de Jacques avaient d’autres projets pour lui et se sont opposés à leur mariage. Elle est partie et n’a plus donné signe de vie. Jacques est resté et a épousé Élise, comme ses parents le voulaient. Voilà, maintenant, vous savez. Alors, vous allez partir, nous laisser tranquilles et ne parler de cette histoire à personne!
Henri a du mal à réaliser. Quel signe du destin d’être tombé sur Julien! Il bredouille:
- Je cherchais juste à savoir qui était mon père et pourquoi ma mère n’a jamais rien dit. Je ne voulais pas vous importuner!
Il remarque alors que l’attitude du père s’est légèrement radoucie et comprend dans un éclair sa crainte: Il s’imagine que je veux une part de l’héritage, j’en suis sûr!
- Je ne veux pas d’argent, je suis seul, sans enfant, je n’ai besoin de rien, ne vous inquiétez pas! Mais je suis tellement heureux d’avoir rencontré Julien, mon petit-neveu!
Gislhaine
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