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dimanche 13 septembre 2015

Double face

La porte s’ouvrit violemment, Maud bouscula les sacs entassés prés de l’escalier. La joie et l’impatience illuminaient ses yeux. Son regard s’attarda sur les larges marches cirées, elle voulait crier son bonheur, sa fierté. 
La voix fluette de son enfant troubla son exaltation. 

«Bonjour maman». Mes paroles s’envolaient doucement vers elle. 
«Bonjour mon petit chou, tu as encore oublié ton collant dans ma chambre. Dépêche-toi, le spectacle débute dans vingt minutes.» 


Ce matin-là, mon corps d’enfant, fin, gracile, élancé s’était réveillé, crispé, tendu, endolori. La chaleur de mon lit m’enveloppait, moelleuse, réconfortante et je savourais ces précieuses minutes volées au jour naissant. 
Mon cœur, cet oiseau blessé, rassemblait ses pauvres armes pour affronter une journée terrifiante. Lentement, retardant le moment d’affronter la réalité, je soulevai la fine couverture de laine qui m’enveloppait d’un cocon duveteux. Je me levai sans hâte pour ne pas raviver la souffrance de mon corps meurtri. Ma main réveilla mon épaisse chevelure qui maculait de brun un visage blafard. Mes lèvres finement ourlées creusaient un sillon rosé dans l’ovale de mon visage. Le clignement nerveux de mes paupières masquait fugitivement l’éclat sombre de mes yeux. Négligemment posé sur une chaise, mon justaucorps noir me lançait un clin d’oeil malicieux. 
«Viens, n’aie pas peur», me narguait-il, alors que je l’enfilais maladroitement. 
Mes chaussons d’un blanc immaculé se cachaient sous le lit, ils semblaient fuir une journée sans joie. Je cherchais vainement les collants noirs qui complétaient ma tenue. 

La panique me submergea, j’entendais déjà les cuisants reproches maternels, «Tu es vraiment une tête de linotte, tu ne peux pas faire attention à tes affaires», accabler mon cœur d’enfant. Je saisis mes chaussons et j’avançai vers le palier sombre, étroit. Ma mère, assise sur la première marche de l’escalier, leva les yeux vers moi. 
«Bonjour maman.» 
«Bonjour mon petit chou, tu as encore oublié ton collant dans ma chambre. Dépêche-toi, le spectacle débute dans vingt minutes.» 
«Merci maman, je vais le chercher et je te rejoins tout de suite.» 

Mes pas glissèrent sur le parquet usé. Je poussai la porte entrebâillée qui s’ouvrit lentement, dévoilant l’austère chambre de ma mère. Le collant noir pendait sur un vieux fauteuil mité. Je regardai le lit défait, sa robe de chambre colorée salissait la blancheur des draps. La vieille armoire ouvrait ses portes fatiguées sur des vêtements fanés. Mon regard se fixa sur le tutu blanc qu’elle affectionnait, redressant fièrement son tulle vaporeux au milieu des vieilles fripes. Des fards multicolores encombraient une coiffeuse au miroir argenté. 
Une vieille photo jaunie sur la table de chevet sortait de son cadre vieillot. Je me vis bébé joufflu qu’elle tenait pensivement dans ses bras, étonnée de ce poids encombrant. J’aimais le regard rieur, le sourire éclatant de ce bambin joyeux. 
Mes yeux se posèrent sur la psyché debout dans un coin de la pièce. La réalité me frappa, me saisit la gorge qu’elle serra sans pitié. 
Je vis cet être triste aux yeux apeurés qui me faisait face. Je m’approchai doucement pour ne pas l’effrayer davantage. Des détails inconnus surgirent, la mine lugubre, trouée par une bouche aux coins affaissés, les épaules basses, voûtées. J’avais peur de cet étranger qui me regardait. 
Je détestais cette femme qui par son obstination m’avait modelé pour épouser son rêve. J’étais blanc d’une colère rentrée, inavouée, inexprimée. J’aurais voulu hurler ma rage, pouvoir lui dire combien je voulais être «comme les autres». J’avais bien essayé, ressassé toutes ces paroles, ces discours qui tous commençaient par «Maman, j’ai quelque chose à te dire», mais rien, rien, les mots s’étranglaient dans ma gorge. Je me sentais alors triste, lâche, humilié. Toutes ces heures de travail, toutes ces souffrances endurées pour espérer un jour un regard tendre, une réflexion admirative qui n’était jamais venue. 
Lentement, je détournai le regard, j’enfilai les collants et sortis de la chambre. 
«Me voilà, maman.» 

Chantal

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