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samedi 22 mars 2025

Le portrait

Viviane, la cinquantaine, était veuve depuis 19 ans. Elle était aussi mère de famille et enseignante. 
Ses enfants avaient grandi. Elle pensait qu’elle avait terminé son job de mère. Ils n’avaient pas trop souffert de l’absence de leur père, parti trop tôt. Elle avait appris le même jour sa grossesse et la mort de son mari. La vitesse d’un autre avait eu raison de sa vie à lui. Seule l’aînée avait des souvenirs de son papa, l’autre avait poussé avec seulement quelques traces et son empreinte. Personne n’avait oublié sa voix car elle avait conservé précieusement l’enregistrement du message du répondeur. Elle avait aussi développé une forme d’hypermnésie pour ne rien oublier de leur vie après avoir fait l’expérience physique de l’absence. 
Il existait une vraie complicité entre elle et ses enfants. Elle leur avait consacré beaucoup de temps. Ils avaient beaucoup échangé. Elle leur racontait ses lectures, ils l’interrogeaient sur son enfance ou sur la vie et ils allaient au cinéma ensemble. Elle était mère avant tout. 
Le nid avait pourtant commencé à se vider. Ce soir-là, elle était seule au salon. Le trio était maintenant principalement un duo et l’ado qui restait s’isolait souvent dans sa chambre, dès la fin du repas. Viviane s’installait là pour travailler ou s’abrutir devant une série, rarement pour lire. Elle réservait cette activité au confort plus douillet de sa chambre. Elle aimait lire, beaucoup. Sa bibliothèque était comme sa biographie pour qui savait déchiffrer les indices entre les titres. Les romans disaient ses rêves et ses expériences, les essais racontaient son travail et sa vie personnelle. Elle avait toujours cherché des solutions dans les livres, mais elle n’avait pas encore trouvé celui qui expliquerait les adolescences difficiles. Elle considérait pourtant la lecture comme une panacée et la bibliothérapie comme une médecine douce efficace. 
Quelques mots à peine avaient été échangés ce soir-là. Quelques banalités sur les repas, ceux du jour et ceux du lendemain et sur les horaires. Elle attribuait la pauvreté de leurs conversations à l’adolescence de l’un et la ménopause de l’autre. Le décalage des horloges biologiques pouvait conduire au silence, à la méfiance, à l’incompréhension. 
Viviane poussa la porte de sa chambre, soulagée à l’idée de se coucher enfin tôt et ravie par la perspective d’ouvrir un bon roman sur sa liseuse. Elle entra sans allumer et ouvrit son lit. Elle s’allongea. Lorsque sa joue toucha l’oreiller, une sensation étrange la fit sursauter. Elle alluma et trouva une enveloppe qui lui était adressée. C’était donc ça, la sensation étrange. Elle décacheta la missive et découvrit un portrait. 
Elle le contempla. Il ne pouvait avoir été déposé que par Leslie qui dormait encore sous son toit, mais dans quel but? Sous le portrait, un nom et une profession étaient suivis de trois dates entre parenthèses: James Barry, médecin (1789/1799-1865). Elle se concentra sur l’observation du portrait pour calmer ses interrogations. Elle parvenait souvent à s’apaiser en se focalisant sur des perceptions sensorielles. Elle voyait un homme, plutôt jeune et assez frêle, un aristocrate, sans doute. Un foulard noir enveloppait son cou et complétait le reste de sa tenue simple mais élégante: une chemise blanche et une veste noire. Elle avait réussi, une fois de plus, à calmer le tumulte de son esprit en se concentrant sur ses perceptions visuelles. Ne pas comprendre était insupportable pour elle. 
Elle ne pouvait espérer trouver le sommeil sans une explication cohérente. Réveiller Leslie n’était pas une option, elle devait d’abord en savoir plus. Elle se leva, se rendit au salon, s’assit devant son bureau, ouvrit son ordinateur et effectua rapidement quelques recherches. Elle trouva plusieurs James Barry, mais un seul pouvait correspondre au portrait. Un médecin dont le secret avait été révélé 100 ans après sa mort. Elle atterrit sur une page Wikipédia en un clic. La première chose qu’elle découvrit concernait sa véritable identité, il s’agissait en réalité de James Miranda Stuart Barry. Elle ne savait pas ce qu’elle devait chercher mais elle apprit que la vie de cet homme avait été exceptionnelle. Il avait réussi à tromper tout le monde pendant toute sa vie d’adulte et si ses dernières volontés avaient été respectées, personne ne parlerait plus de lui. 
Le cerveau de Viviane bouillonnait et elle fut soudain terrorisée. Elle étouffa un sanglot, le souffle court. Elle ne parvenait pas à déterminer si ses larmes exprimaient de la tristesse ou de la rage, mais elle savait que ses pleurs ne lui apporteraient aucune solution. Elle voulait comprendre pourquoi Leslie ne lui parlait pas. Les conversations avaient été remplacées par ses nouvelles spécialités: semer des indices et prononcer des phrases énigmatiques. Ses difficultés à communiquer étaient-elles un simple signe de l’adolescence? 
Elle connaissait assez bien les ados et leurs préoccupations grâce à son métier d’enseignante. Ils pensaient plus à leur image sur les réseaux qu’à leur avenir et certains étaient même convaincus de pouvoir faire l’impasse sur toute forme d’étude en se filmant en train d’ouvrir des colis et de pousser des cris d’extase. Elle avait toujours pensé que la culture de ses enfants leur avait évité de tomber dans ce piège. Elle les avait emmenés au cinéma, elle avait visité des expositions avec eux, découvert des villes et leurs musées: les capitales d’Europe, les grandes villes de France. Elle était convaincue que les souvenirs étaient plus précis associés aux mouvements, au goût et aux odeurs, alors elle avait utilisé la mémoire musculaire pour que ses enfants se souviennent et enrichissent leur culture pas à pas. 
Elle apaisa ses craintes en se persuadant qu’elles étaient infondées. Elle pensait qu’aucun ado n’utilisait aujourd’hui les tableaux pour faire passer des messages. Ils communiquaient par smartphone. Un SMS était pour eux beaucoup plus efficace. Son imagination l’avait emportée trop loin de la réalité. 
Elle reprit le portrait et retourna la feuille à la recherche d’un indice supplémentaire. Il avait été imprimé au format A4, certainement à la maison, elle espérait que le verso cacherait une explication. Mais Leslie ne communiquait pas plus par écrit, sauf, en cas d’urgence, par des SMS sibyllins. Contre toute attente, elle découvrit quelques mots griffonnés au stylo. «Maman, je suis comme lui.» Elle ferma les yeux avant de relire. Sa gorge se serra. Le message était bref: «Maman, je suis comme lui.» Pas de signature. Comment cinq petits mots pouvaient-ils être si mystérieux? Elle n’en savait pas plus qu’avant. Il fallait maintenant qu’elle joue au jeu des ressemblances. Quels points communs pouvait-il y avoir entre le portrait et son ado? Les cheveux, peut-être: courts, bouclés. Le foulard? Leslie n’en portait jamais. L’air absent? même pas. L’expression indéchiffrable? pourquoi pas. Elle avait toujours eu du mal à déchiffrer les émotions de Leslie alors qu’elle était plutôt douée pour l’empathie. 
Elle s’enfonça dans sa chaise, devant l’ordinateur. Elle n’avait pas fermé Wikipédia. La vie et la personnalité de James Barry s’étalaient sur son écran. Quatre titres structuraient la biographie: jeunesse, formation, carrière, retraite et mort. Comme si une vie pouvait se résumer à ces quatre étapes. Elle décida de chercher dans le texte plutôt que sur l’image. Certains mots s’imprimaient dans son cerveau en ébullition: mystérieux, mythes et spéculations. Ils n’étaient pas de nature à lui donner une explication rationnelle, mais ils collaient parfaitement à la situation. Elle ne pouvait que spéculer. Elle décida de se focaliser d’abord sur le paragraphe consacré à la carrière de Barry. À 19 ans, on peut chercher sa voie et son orientation. James était chirurgien. Peut-être que Leslie voulait faire médecine mais n’osait pas le dire. Viviane n’aurait sans doute pas pu retenir une remarque sur le monde réel: «Être médecin et avoir une aversion pour les sciences et le corps, mais à quoi tu penses?» Une mère ne devait-elle pas protéger ses enfants et les mettre en garde? Elle n’aurait pas été aussi brutale. Elle savait se montrer diplomate, mais elle aurait parlé. Leslie craignait certainement ce type de réaction, mais utiliser des messages codés pour évoquer son avenir professionnel était un peu disproportionné. 
Elle fit tourner le variateur et l’intensité de la lumière diminua. Elle pourrait mieux se concentrer si son regard vagabond ne percevait pas chacun des objets qu’elle avait disposés dans la pièce. Si elle avait pu, elle aurait éteint. Pas de lumière, pas de question, pas d’inquiétude. Comme si l’obscurité pouvait tout résoudre. Mais elle avait besoin d’y voir un peu pour comprendre. Elle sentait qu’elle évitait de s’intéresser aux détails plus dérangeants dont la signification, appliquée à Leslie, la terrorisait. James avait changé plusieurs fois d’identité. Il avait menti sur son âge. Cela expliquait la présence des trois dates sous le portrait. 
Elle se répétait en boucle la petite phrase manuscrite. «Maman, je suis comme lui.» Elle énumérait toutes les raisons de lui répondre «Non, tu n’es pas comme lui». Un jeune homme du XIXe siècle n’a rien à voir avec une ado du XXIe siècle. James Barry n’était pas connecté. James Barry avait dû se plier aux codes de l’Angleterre victorienne et avait pourtant choisi de changer d’identité. Il était né Bulkley. Une hypothèse traversa soudain son esprit: et si le nom du père était le problème? Est-ce que (ou: et si…) Leslie voulait s’en séparer? Elle sentit son pouls s’accélérer à cette idée. Après tout, ce n’était pas si simple de porter le patronyme d’un mort qu’on n’a pas connu. Le père de James avait fait de la prison, cela pouvait être une bonne raison de vouloir s’en émanciper. Le mari de Viviane, quant à lui, n’avait rien à se reprocher, que peut-on reprocher à un mort enterré depuis dix-neuf ans? 
Elle pensa aux conséquences du changement de patronyme. Elle n’aurait plus le même que Leslie. Le lien de filiation serait donc dissimulé au monde. Que resterait-il de leur famille? Elle tenta de prendre une grande inspiration et fut prise de vertiges. C’était comme si son mari allait mourir à nouveau. Comme si sa famille allait éclater. Elle serra les dents pour ne pas hurler. Elle aurait tout perdu si cela arrivait. Elle avait survécu à son deuil pour ses enfants. Ils lui avaient redonné la vie. Elle voulait qu’ils vivent à leur tour, qu’ils s’épanouissent et qu’ils soient heureux. 
Pourquoi changer de nom? Quel pouvoir cela donnait-il à ceux qui le faisaient? Ne prenaient-ils pas la place de leurs parents, au moins de manière symbolique? Le patronyme est transmis, le prénom est donné. Si on change, on arrête la chaîne, on coupe un lien. 
L’heure avançait, la maison était silencieuse. Elle n’entendait plus le lit grincer. Tout le monde devait dormir, même le chat, mais elle ne dormait pas. Elle se leva en silence, retourna dans sa chambre et s’assit au bord du lit. Rien sur la taie d’oreiller. Elle s’allongea, éteignit la lumière, ferma les yeux. Son cerveau se remit en marche. La biographie de James Barry défilait derrière ses paupières fermées comme sur un écran. Parfois, un détail du portrait lui apparaissait, parfois, un mot surgissait au premier plan. Elle refusait d’accepter ce qu’elle avait déduit. Elle s’assit dans son lit, alluma, regarda l’heure sur son réveil: 23h30. «Maman, je suis comme lui.» La petite phrase ne la quittait plus. Elle voulait demander: «Comment, tu es comme lui?» Elle réfléchit. À quelle heure devait-elle se lever le lendemain? Pouvait-elle aller frapper à la porte de Leslie? Elle se remit debout, parcourut en silence les quelques mètres qui la séparaient de la chambre et s’immobilisa devant la porte, prit une inspiration. Elle allait frapper quand elle se ravisa et colla son oreille contre le parement. Tout était silencieux. Elle crut percevoir une respiration régulière à travers l’âme creuse de la porte, mais peut-être était-ce le fruit de son imagination. Le couloir n’était éclairé que par un rayon de lumière qui venait de sa chambre à elle. Si elle frappait, elle allait provoquer la panique. Un réveil à cette heure ne pouvait qu’annoncer une catastrophe. Elle avait besoin de savoir. Elle ne supportait pas l’incertitude. 
Elle se dirigea vers son bureau. Retour à la case départ. Elle eut l’idée d’ utiliser la cohérence cardiaque pour prendre une décision éclairée : réveiller sa fille au risque de la terroriser ou se débrouiller seule pour comprendre. Elle cala le rythme de sa respiration sur celui de la vidéo qu’elle venait de lancer. Fixa le centre du cercle dont le diamètre augmentait lentement avant de se réduire. Main sur le ventre pour sentir son abdomen se gonfler, elle se concentra sur sa seule respiration pendant une minute. Elle entendait la voix de sa fille lui murmurer: «Maman, je suis comme lui.» Elle n’avait pas réussi à ne penser à RIEN, échec de la pleine conscience. Elle allait se débrouiller seule pour comprendre. La ressemblance devait être réelle si sa fille se sentait comme le jeune homme. Elle rouvrit Wikipédia et focalisa toute son attention sur les mots qu’elle n’avait pas voulu voir la première fois: «considérée comme» «connu» et «en tant que». L’étrange accord des participes passés dans tout le texte n’était pas le signe de l’inculture des internautes, il avait un sens. Elle savait. Elle relut la clé du mystère très lentement: «Barry est considérée comme la première femme médecin britannique, il est connu en tant qu’homme et a vécu sa vie d’adulte en tant que tel.» C’est de genre que Leslie lui parle à travers ce portrait, elle veut être un homme, elle est comme Miranda Bulkley. 

FAA – novembre 2024

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