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dimanche 28 février 2010

Serti clos

Cet après-midi, programme dépotage et boutures. Mylène a recouvert le bar de papier journal et aligné ses plantes vertes. Pour chacune d’elles, elle s’efforce de saisir la motte sans la casser, de la passer d’un pot dans l’autre en ajoutant du terreau, puis de tasser soigneusement l’ensemble avec juste ce qu’il faut d’eau ensuite. Si au passage elle casse une tige, elle met le bout rompu de côté : ça fera une bouture de plus. Quand elle s’arrête un instant, elle contemple ses cache-pots et réfléchit à la manière dont elle devra ensuite les distribuer, compte tenu de la taille nouvelle de chacune des plantes et de l’endroit où elle va les placer.
Elle aime bien effectuer ce genre de tâche, en particulier quand il y a des boutures à planter, c’est une activité qui l’apaise et lui fait éprouver un sentiment de plénitude – un peu comme celui qu’elle ressent quand elle trouve un cadre qui lui plait et qu’elle lui cherche un contenu puis une place, à ceci près que cette tâche-là peut s’étaler sur des mois (comme en ce moment avec ce tableau venant d’un lointain ancêtre, une scène bucolique avec en arrière-plan des vaches dans un champ, et pour lequel elle ne trouve pas le cadre adapté) – alors que le rempotage ou le bouturage n’occupe qu’une partie de la journée, voire un instant, de temps à autre.

A ses cadres comme à ses plantes, elle apporte un soin tout particulier. Elle n’en est pas à parler aux fleurs mais elle caresse doucement les feuilles et elle a mis à jouer du Mozart – sur l’ordinateur : les sonates et autres pièces pour piano, elle les a toutes. Téléchargement – légal, bien sûr; au fait trouve-t-on Mozart en téléchargement gratuit? Pas sûr, ce n’est pas le genre. Quoi qu’il en soit, il n’en aurait pas été question, Mylène ne supporte pas qu’on puisse frauder de quelque manière que ce soit. Et qu’on ne vienne pas lui dire que c’est parce qu’elle a les moyens de payer sa musique, elle agissait selon les mêmes principes quand elle manquait de tout ; le vol, aussi minime soit-il, est pour elle quelque chose d’insupportable. Même s’il ne s’agit que d’une place dans une file d’attente, elle ne supporte pas de voir quelqu’un se faire spolier. Alors tout ce débat sur le téléchargement légal, elle ne comprend même pas pourquoi il a lieu : à notre époque, on dispose des techniques nécessaires pour identifier les coupables, aucune raison que ce soit plus compliqué que pour un vol de solex, la question devrait être facile à régler.
Celle de savoir si elle a bien fait de télécharger les sonates, en revanche, est moins simple. D’un certain point de vue, le choix s’imposait : en musique, c’est le piano qu’elle préfère. Mais pour les plantes, que vaut-il mieux? Les concertos ou les symphonies auraient-ils été un meilleur choix? Nulle part elle n’a trouvé la réponse sur internet. Pourtant elle a cherché. Et lu avec beaucoup d’intérêt toutes sortes de résumés de travaux portant sur la question. Elle a même découvert l’existence d’un brevet concernant un procédé fondé sur «une théorie révolutionnaire de l'influence de la musique sur des organismes vivants». Le chercheur qui a déposé le brevet aurait prouvé que la musique peut influencer les êtres vivants au niveau moléculaire. Telle ou telle mélodie spécifique pourrait stimuler ou inhiber la synthèse d'une protéine au sein d'un organisme, les particules émettraient des ondes à des fréquences inaudibles et pourraient être à l’origine d’interactions entre molécules. Mylène a lu un article là-dessus à la fin des années quatre-vingt-dix, le récit d’une expérience, et depuis cette idée ne l’a plus quittée : un jardin divisé en deux parcelles, un arrosage moindre sur l’une mais en compensation de la musique, avec pour résultats des plants vigoureux et des tomates gorgées d’eau du côté le moins arrosé. Qui l’eût cru ? Elle se souvient que les chercheurs qui ne tournaient pas l’expérience en dérision voyaient là la possibilité de contribuer à résoudre les problèmes de pollution en diffusant une musique stimulant les protéines de la photosynthèse. Elle, Mylène, y a vu beaucoup plus que ça: pourquoi ce qui peut se faire avec les plantes ne pourrait-il pas se faire avec les humains? Depuis quelque temps, la question l’intéresse autrement que par pure curiosité intellectuelle et compte tenu des facilités que procure l’accès à internet, elle cherche. Mais pour l’instant, elle n’a rien trouvé de probant. Alors elle a téléchargé Mozart, dont elle pense qu’il ne peut pas faire de mal et, qu’elle écoute de temps à autre, comme à cet instant. Elle passe du Mozart pour elle, au même titre qu’elle cuisine parfois du tofu et elle le passe pour ses plantes: la production d’oxygène de ses quelques plantes vertes constitue, en plus de la manière dont elle fait ses courses, sa contribution thérapeutique personnelle à la planète; l’idée de la couche d’ozone dans laquelle des trous se font jour lui paraît détestable et la pensée qu’elle apporte sa pierre à la rénovation de la couche protectrice l’aide à éprouver ce sentiment d’harmonie qu’elle apprécie tant depuis qu’elle vit ici.
Un rayon de soleil précurseur du printemps entre dans la pièce par la fenêtre entrouverte et elle se sent si bien qu’elle en a presque oublié sa contrariété de la matinée, pourtant ressassée jusqu’à l’heure du déjeuner: un coup de téléphone à numéro non identifié et sans personne au bout du fil. La chose ne s’est pas produite depuis un certain temps et rien ne dit qu’il ne s’agisse pas d’une maladresse ou d’une erreur de numéro au sujet de quoi l’interlocuteur n’aurait pas pris la peine de s’excuser, Mylène sait bien tout cela. Mais elle déteste. Elle déteste vraiment. Sans trop savoir pourquoi d’ailleurs – si, elle sait, elle vit cela comme une incursion sur son territoire. Il lui semble qu’elle n’a que trop souvent répondu à ce genre d’appel, depuis bien trop longtemps. Et même si à présent l’appel ne peut plus émaner de Nicole, morte et enterrée (elle ne l’a pas vue mise en bière, il n’empêche, la chose est certaine) – elle a si souvent rêvé que ces coups de fil soient son fait et qu’un jour enfin elle parle. Mais non. Et personne ne saura jamais si c’était elle, si une fois elle l’a fait, si un jour elle a cherché à appeler et à entendre sa voix, la voix de sa fille. Personne. A moins que, justement, quelqu’un sache? Et que ce quelqu’un appelle à son tour à présent…? Ridicule. Mais Mylène est toujours ridicule quand elle pense à Nicole et elle le sait. Ce qu’elle ne sait pas, c’est comment ne plus l’être. Et comment arrêter de faire du yoyo avec sa vie… ou, si vraiment cet objectif est inaccessible, comment s’assurer que comme ses plantes vertes, elle produit plus d’oxygène à la lumière qu’elle ne rejette de dioxyde de carbone pendant ses phases noires.
Perdue dans ses pensées, elle sursaute en entendant la sonnerie de la porte – celle de la porte de l’étage, pas celle de l’interphone. Qui cela peut-il être? L’un des voisins aurait-il laissé entrer un démarcheur? Ou serait-ce un des jeunes qui vient prévenir qu’il va y avoir du bruit l’un des soirs du week-end? Ou Elodie, peut-être? Non, pas à ce genre d’horaire, Elodie passe plutôt en fin d’après-midi, il est trop tôt. Après un instant de perplexité, Mylène va regarder dans l’œilleton de la porte – l’œilleton qu’elle a trouvé amusant d’entourer d’un cadre vide, très fière de sa trouvaille, jusqu’au jour où elle l’a revue dans une série américaine en vogue et s’est sentie humiliée de penser qu’on allait la prendre pour une fan du feuilleton en question...
La vision déformée de l’œilleton ne l’est pas suffisamment pour qu’on puisse avoir un doute sur la silhouette qui s’y dessine: la blonde du duplex, qui mâchonne la branche d’une paire de lunettes de soleil. Qu’est-ce qui lui prend? Mylène et elle n’ont jamais fait autre chose que se saluer dans l’escalier ou l’ascenseur, après s’être vues pour la première fois dans l’étude du notaire où s’est faite la signature de la vente des deux appartements qui constituent à présent le duplex. Ah si, elle a déjà sonné, une fois, tout au début, pour la prévenir que l’ouverture entre les étages allait faire beaucoup de bruit et d’autres travaux encore (n’a-t-elle pas parlé de béton ciré pour l’un des étages?) – on ne voyait pas comment ne pas en faire, avait répondu Mylène, qui comme tout le monde n’aime pas le bruit mais part du principe qu’il faut bien que les choses se fassent du moment qu’il s’agit de travail. Après quoi, elle avait cru comprendre que le gros œuvre était terminé, d’ailleurs ils sont installés, donc qu’a-t-elle à lui dire à présent?
Voyant Hélène esquisser un vague sourire en direction de la porte, Mylène comprend qu’à nouveau perdue dans ses pensées, elle met plus de temps que de raison à répondre et que sa présence derrière l’œilleton a été détectée. Il lui faut donc ouvrir. Ce qu’elle fait.
– Madame Dubourg, excusez-moi, je vous dérange?
Mylène fait signe que non, mais reste plantée à côté de sa porte, qu’elle tient d’une main tandis que dans l’autre, elle a l’un des cache-pots qu’elle s’apprêtait à utiliser. Elle bredouille que non, pas du tout, tout en continuant à se demander pourquoi sa voisine a sonné à sa porte – et si, après tout, ce n’est pas elle qui a appelé dans la matinée – mais pourquoi n’aurait-elle rien dit? C’est seulement quand Hélène répète
– excusez-moi Mylène, je suis désolée, je tombe mal sans doute, je vous dérange
et cette fois ce n’est plus une question mais une affirmation – c’est seulement à ce moment-là que Mylène réalise à quel point elle est devenue asociale depuis quelque temps. C’est d’entendre son prénom qui lui donne un électrochoc : oui, bien sûr, elle se souvient, le jour de la signature, Hélène lui avait suggéré d’utiliser son prénom puisqu’elles allaient être voisines et elle avait, du coup, été amenée à en faire autant. Elle se reprend alors en disant que non, non, bien sûr que non, c’est seulement que l’appartement est en désordre, elle s’occupait de ses plantes, mais si Hélène veut entrer, pas de problème, il faut seulement qu’elle ne regarde pas trop autour d’elle… Hélène sourit en disant qu’elle comprend et qu’elle, en ce moment, avec les travaux, côté désordre, elle n’a rien à envier à personne. A la surprise de Mylène, elle retraverse le palier pour fermer la porte d’en face, celle qui donne sur l’étage du duplex – Mylène n’avait pas vu qu’elle l’avait laissée entrouverte et se demande s’ils ont gardé une véritable entrée ou si cette porte donne sur une chambre. Dès qu’elle a pénétré dans l’appartement de Mylène et traversé l’entrée, Hélène commence à se récrier en disant que tout est impeccable ici et le salon si dégagé, et que les plantes, elle aussi elle adore s’occuper des plantes vertes… mais qu’elle n’est pas sure qu’elle en mettra dans l’appartement, on verra ; cette année même le sapin, non, elle n’a pas voulu, elle en a acheté un très design, avec une structure métallique, qui rendait très bien; puis elle enchaine en disant qu’il faudrait que Mylène vienne voir l’organisation du duplex, qu’elle sera heureuse de lui montrer mais dès que ce sera fini car ça ne l’est pas encore tout à fait… comme si elle éprouvait le besoin de rééquilibrer la balance et de fournir une contrepartie au fugace instant de logorrhée de Mylène – ou, au contraire, de meubler le silence qu’elle sent prêt à se réinstaller.
Mylène lui fait signe de s’asseoir sur le canapé, vers lequel elle se dirige, après s’être d’abord approchée du bar pour regarder les plantes vertes de plus près, d’un œil connaisseur. Mylène pose le cache-pot et l’observe. Son élégance l’intrigue. Jean et tee-shirt, un petit foulard autour du cou, ses lunettes en serre-tête, sobriété et simplicité. Pas de tape-à-l’œil, pas de breloques, mais tout est impeccable, y compris sa silhouette. Comment fait-elle pour ses tenues, alors que l’appartement est encore en travaux? Et où a-t-elle bien pu trouver un jean de cette couleur? Il est violine, non, prune et Mylène apprécie la chromatique de l’ensemble. Elle ne peut s’empêcher de penser qu’elle aussi aurait aimé pouvoir s’offrir une collection de jeans de toutes les couleurs à trente ans et même, plus généralement, le luxe de cette allure désinvolte – pour aussitôt se dire qu’en revanche, si elle avait dû élever une petite fille de six ans, elle ne l’aurait pas habillée en lolita comme l’est parfois la petite Emma! Mais peut-être bien qu’Hélène fait partie de ces mères copines qui laissent leur fille choisir leurs vêtements dès que celles-ci peuvent parler – une catastrophe cette manière d’élever les enfants… pour l’instant la petite est mignonne, mais plus tard ça ne donnera certainement rien de bon.
Hélène s’assied et Mylène en même temps, sur l’autre branche du canapé en se demandant si elle doit proposer de servir quelque chose et ce que peut bien vouloir lui dire sa visiteuse.
Cette dernière reprend sur les travaux effectués dans le duplex, plus posément, disant que bientôt ils vont pouvoir pendre la crémaillère et qu’elle espère bien que Mylène sera des leurs; qu’elles sont voisines, même si elle utilise peu le palier du quatrième et passe plus souvent par l’entrée du troisième. Puis elle semble en venir à l’objet de sa visite
– Vous qui connaissez bien le quartier…
Mylène lève un sourcil.
– Je veux dire, … vous avez toujours connu ce quartier, n’est-ce pas? Puisque c’était vos grands parents qui habitaient ici avant vous, c’est bien ça?
– Ca dépend, dit Mylène, songeant à toutes ces années durant lesquelles elle ne savait même pas qu’elle avait des grands parents maternels – mais peut-on expliquer cela à une inconnue? A vrai dire, connus ou inconnus, elle ne l’avait expliqué à personne et les gens qui avaient brutalement découvert son existence en tant que petite-fille des Montertre avaient sans doute plutôt pensé à un conflit familial. Ce en quoi ils n’avaient pas tort. Mais tout ça s’était déroulé très au dessus de sa tête à elle… D’autres avaient considéré comme très suspect le fait qu’elle surgisse peu de temps avant le décès de ses grands parents et ça, elle l’avait toujours en travers de la gorge car Dieu sait qu’elle aurait aimé les connaître plus longtemps. Et puis ça avait changé quoi qu’elle surgisse dans leur vie, de toute manière elle était l’héritière, non? Mais on n’empêche pas les jaloux de déblatérer et elle n’a de comptes à rendre à personne.
Brusquement, elle se sent sur la défensive.
– Ca dépend, reprend-elle. Vous me posez la question pourquoi?
Hélène paraît hésitante et Mylène s’interroge sur le ton qu’a dû prendre sa voix, peut-être mal aimable, se reprochant de toujours se laisser aller à ses divagations personnelles au lieu de s’inscrire dans le présent. Mais le présent a toujours tendance à s’effilocher, il est là et puis il n’est plus là, elle a l’impression qu’elle fait partie des gens à qui le temps échappe en permanence, que sa vie est une peau de chagrin, comme la myéline de ses nerfs : à chaque fois qu’on fait le point, l’une et l’autre ont diminué de moitié. La voix d’Hélène la ramène cependant à ce présent avec lequel elle joue à chat en permanence, l’un cherchant toujours à échapper à l’autre…
– C’est pour les commerçants, explique Hélène. Vous devez savoir, vous qui connaissez le quartier?
Elle s’explique : son problème est qu’elle a cassé un bracelet auquel elle tient beaucoup. Un joli bracelet, un cadeau, il a un peu de valeur, dit-elle, quelques pierres fixées en serti clos – minuscules, les pierres, précise-t-elle, mais quand même… et la question n’est pas là, c’est surtout qu’elle y tient. Elle ne veut pas aller chez un bijoutier à l’aveuglette, celui du quartier est-il de confiance? Peut-elle lui confier le bijou sans crainte?
Par chance, Mylène peut répondre à cette question. Elle-même n’a jamais eu affaire au commerçant mais elle se souvient que sa grand-mère lui avait indiqué un jour, en faisant l’inventaire de sa boite à bijoux, dont certains dataient des années vingt, que si elle avait un problème, c’était chez lui qu’il fallait aller: un vrai professionnel et un homme de toute confiance, avait-elle précisé – exactement les termes qu’a employés Hélène, à qui Mylène est ravie de les répéter, s’installant de fait dans le personnage à qui s’adressait la question: la voisine qui connaît le quartier de toute éternité et peut fournir les bons tuyaux. En revanche, elle ne sait pas ce que veut dire l’expression «serti clos», mais peu importe, elle regardera dans le dictionnaire dès qu’Hélène sera partie – ou sur internet.
Une fois Hélène sortie, après la promesse mutuelle d’inviter – d’un côté – et de venir – de l’autre – à la soirée de crémaillère – dont la date n’est cependant pas encore arrêtée et que les retards de décoration obligent à reporter sine die – ce n’est cependant pas la question de vocabulaire de joaillerie qui intrigue Mylène. Non, la question qu’elle se pose n’a rien de technique, elle est d’un ordre différent: comment se fait-il qu’Hélène, qui porte à la main gauche une très belle bague et une encombrante alliance n’ait pas déjà une adresse de bijoutier – tout au moins que son mari n’en ait pas une…? Et que ce soit à elle, Mylène, qu’elle pose cette question alors que de toute évidence, elle a parmi ses amies et relations plein de femmes élégantes qui auraient pu la renseigner? Mylène sent confusément qu’elle devrait se sentir flattée d’avoir eu à fournir ce type d’informations mais que, paradoxalement celle-ci lui a peut-être été demandée parce qu’elle n’appartient pas au réseau habituel des Debranche – et non pas parce qu’elle va l’intégrer. Puis elle chasse cette idée: après tout la vie des autres, voisins ou non, ne la regarde pas. En revanche, elle veut vérifier l’expression, comment a-t-elle dit, au fait?
Ah oui, serti clos.
Mars 2009


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