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lundi 16 novembre 2009

Effondrements

Le jour où le mur est tombé, Veronika annonça à Luc qu’elle allait mourir: Je vais partir, lui dit-elle. Tu vas quitter Berlin? voulut savoir Luc, mais pour aller où? Mourir, si tu préfères, précisa Veronika, une pointe d’agacement dans la voix.
Elle ne le regardait pas mais fixait un point invisible au-delà des murs du salon; pétrifié, Luc dévisagea sa femme qui s’était tue. A la place des mots, il entendit le silence comme jamais il ne l’avait entendu, un silence d’un blanc opaque, traversé par un très léger sifflement aigu, comme le gaz qui s’échappe et dont on prend conscience juste avant de s’évanouir.

Lentement, Veronika retrouva la parole et cela retint Luc au bord du vide. Elle lui parla des derniers mois, de ses absences: en août, elle n’avait pas quitté leur lieu de vacances pour rendre visite à ses parents à Hanovre. Elle était rentrée à Berlin pour s’y faire hospitaliser. Les analyses avaient confirmé le diagnostic posé par son médecin: elle avait un cancer du système lymphatique. Incurable. Elle avait décidé de ne se plier à aucun traitement, acceptant seulement de se soumettre régulièrement à des analyses pour connaître la progression de la maladie. En août, les médecins lui avaient donné deux ans, hier ils ne lui en avaient donné plus qu’un, mais qui peut savoir? Veronika pensait qu’ils voulaient ainsi l’obliger à accepter la chimiothérapie, mais elle savait, elle, que la mort pouvait survenir plus tôt comme plus tard. Elle la laisserait faire.
Voilà, je te l’ai dit. Pars. Rentre en France. Je ne peux rien faire de plus pour toi que de te laisser partir.

Pendant ces quatre mois, Luc avait mis les absences de Veronika sur le compte des événements qui secouaient Berlin; le mur n’était pas encore tombé, et personne ne se serait risqué à prédire sa chute imminente, mais les Berlinois ressentaient les mouvements souterrains de la ville. Berlin était un volcan; en léthargie depuis quatre décennies, il exploserait une fois que les vibrations auraient élargi les fissures qui étaient apparues ici et là.
La ville qui avait commencé à craquer absorbait l’afflux des Aussiedler et des Übersiedler. L’espoir des uns se télescopait avec l’inquiétude des autres, de ceux qui avaient trouvé refuge à Berlin Ouest et s’étaient mis sous la protection de son mur, de ses miradors et de ses barbelés. Ils y vivaient comme dans une matrice, nourris par perfusions, protégés des assauts extérieurs par une muraille expugnable. A l’intérieur, ils ne manquaient de rien, ils avaient des forêts et des lacs, de grandes avenues vides, des trains qui s’arrêtaient aux stations balnéaires, aux portes de villages. Et s’ils voulaient un peu plus d’espace, ils allaient vers l’Ouest. En vivant au centre de l’île, au cœur même de la ville, ils réussissaient à ne jamais voir les frontières de pierre qui se dressaient devant l’horizon.
Pour Veronika, Berlin avait été longtemps une cachette et même si, ces dernières années, elle ne s’était plus sentie traquée, cette géographie fermée était la sienne. Elle la détestait. Veronika tournait le dos au mur et aux quartiers derrière lui, inconnus et ignorés. Si elle devait un jour quitter Berlin, elle franchirait la frontière une fois pour toutes. C’est ce qu’elle venait d’annoncer à Luc, un départ brutal et sans retour.

Ce même jour, Luc quitta Berlin mentalement, y laissant seulement son corps. Il devint lourd et massif, un atlas de pierre arquant le dos, bandant ses muscles, tenant à bout de bras le volcan en éruption pour que les flammèches et les cendres ne les ensevelissent pas, lui et Veronika. En esprit il se réfugia en France et s’enfouit dans la littérature du XIXe siècle. Il ne vit pas les innombrables mains arracher les pierres, il ne vit pas le vieil homme aller à la Staatsbibliothek rendre le livre qu’il avait emprunté quarante ans plus tôt, il ne vit pas les cousins perdus de vue tomber dans les bras l’un de l’autre, il ne vit pas la jeune mère pleurant de bonheur un kilo de bananes dans son cabas, il ne vit rien de tout ce que rapportait la rumeur du monde.

Le jour où le mur est tombé, Veronika et Luc, encore ignorants de l’évènement qui explosait de joie à quelques centaines de mètres de chez eux, s’effondraient loin l’un de l’autre.

Nadine


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