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dimanche 28 février 2010

Hors les murs : Ewa et Félix

Jeudi 12 février 2009
La clé du rideau de fer est un peu dure à retirer de la serrure rouillée, mais Ewa Miller connaît sur le bout des doigts le petit geste qu’il faut faire – tourner la clé à fond vers la gauche, la faire revenir imperceptiblement vers la droite, et la retirer d’un geste sec en la maintenant bien horizontale. Ouf, c’est fait. Le rideau de fer est fermé, et Ewa se sent soulagée, voilà un rendez-vous qui s’est très bien passé, cet agent immobilier avait l’air charmant, et en plus compétent. Il ne lui a pas caché que la situation de l’immobilier s’est beaucoup dégradée depuis un an, mais il a aussi affirmé pouvoir proposer ce local en location à plusieurs de ses clients: un pédicure, une association de réinsertion qui fait faire de la poterie à ses adhérents, un ébéniste restaurateur de meubles. L’atout de ce local, c’est son grand bac de douche aux carreaux ébréchés, séparé de la pièce par une cloison de plâtre éternellement mouillée. C’était là que Bronislawa shampouinnait les chiens avant de les tondre, de leur curer les griffes et de les parfumer à l’anti-puces. Brrrrr! quel horreur ce salon de toilettage! Ce qui avait commencé comme une lubie d’excentrique était peu à peu devenu un cauchemar nauséabond de vieille dame sur le déclin.

Heureusement, c’est terminé. Une fois aéré, débarrassé de ses vieilleries, passé l’eau de Javel, et repeint d’une couche de peinture fraîche, ce local s’est même révélé assez avenant, avec ses grandes vitrines ouvertes sur la rue. De tous les locataires éventuels proposés par l’agent immobilier, c’est le pédicure qui plairait le plus à Ewa – ce serait commode de l’avoir juste en dessous, pour elle qui souffre tant de ses durillons. Un ébéniste bricoleur, ce n’est pas tellement son genre : elle déteste l’ambiance des brocantes, avec leurs vaniteux grands vases de Bohème et leurs petites gravures représentant la Campagne de Russie qu’on retrouve à des milliers d’exemplaires. Quant à l’association de réinsertion, l’idée est séduisante intellectuellement, mais elle ne voudrait tout de même pas se transformer en bureau d’aide sociale, et il y a d’autre part cette association de femmes en détresse surgie on ne sait d’où qui voudrait louer le studio du cinquième. «Il faut sérier les problèmes», pense-t-elle en mettant le trousseau de clés d’un geste décidé dans sa poche, «j’ai juste le temps d’aller au pressing du coin récupérer les rideaux de notre chambre – enfin les anciens rideaux de Bronislawa».
Elle sort maintenant du pressing, son gros paquet encombrant sous le bras droit, renonce à entrer à la boulangerie acheter une baguette – il est dix-huit heures trente, il y a trop de monde – le pain de mie qui est au congélateur fera bien l’affaire ce soir. C’est dommage, parce que rien ne vaut une baguette fraîche, mais tant pis. Elle fait un signe de tête, comme tous les jours, au SDF d’une quarantaine d’années qui se dandine d’un pied sur l’autre devant la boulangerie. Elle est un peu engoncée dans son manteau de vison trop chaud; même si l’hiver est relativement rude cette année à Paris, ça ne justifie pas de porter un vison, et en plus c’est très mal vu, de nos jours, de porter de la vraie fourrure. Mais ça l’amuse, depuis quelques semaines, ce manteau incongru trouvé dans l’armoire de Bronislawa. Elle est presque arrivée à la maison, et calcule déjà si ce sera plus facile de risquer de sonner à l’interphone avec sa main gauche, en espérant qu’Adam soit déjà à la maison pour lui ouvrir, ou de poser par terre son paquet de rideaux pour chercher avec sa main droite la clé dans sa poche droite. Par chance, la porte de l’immeuble s’ouvre de l’intérieur juste au moment où elle arrive. C’est le grand Noir du troisième étage qui sort. Elle s’efface pour le laisser sortir, esquissant un vague «bonjour», mais c’est lui qui accroche son regard avec un grand sourire «mais vous avez l’air terriblement chargée, laissez-moi vous tenir la porte!». «Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas lourd, ce ne sont que des rideaux que je viens d’aller chercher au pressing» s’entend-elle dire, et elle se demande pourquoi elle a besoin de donner cette explication ridicule à ce voisin qu’elle ne connaît pas, même s’ils échangent des bonjours convenus depuis un ou deux ans dans la cage d’escalier.
Et les voilà tous les deux dans le courant d’air de la porte ouverte, ne sortant ni n’entrant. Lui a arrêté le geste esquissé pour l’aider à reprendre ses rideaux qui glissent, elle ne sait plus très bien ce qu’elle cherche dans la poche gauche, où il n’y a d’ailleurs rien. «Ah bon, c’est drôle», dit-il, «moi je vais justement au pressing chercher nos draps, notre machine à laver est en panne depuis une semaine». «C’est drôle», a-t-il dit. Depuis combien de temps personne ne lui a-t-il dit «c’est drôle!». Des mois, des années, des siècles. Et pourtant, c’est effectivement très drôle. Il bloque le battant de la porte avec sa chaussure, elle crispe son bras droit sur le film de plastique qui enveloppe les rideaux, ça dure une seconde, peut-être deux, une éternité. Elle a brusquement envie de rire très fort, mais elle se demande si elle sait encore. «Attendez un instant», dit-elle «je pose juste mon paquet à côté de l’ascenseur et je retourne avec vous jusqu’à la boulangerie, j’ai oublié de prendre une baguette pour ce soir».
Ils marchent côte à côte vers le pressing. Ou plutôt, elle – un mètre cinquante sept – trottine et fait cinq pas presque en courant dans ses chaussures un peu trop étroites pendant que lui – un mètre quatre vingt huit – en fait deux, élastiques, à l’aise dans ses baskets – ce sont des Converse. Un drôle de rythme s’installe: undeuxdeuxetdemi, UN, troisquatrecinq, DEUX... tataTA, tataTA. Ce n’est pas le pas hésitant des hommes ivres du pays de sa jeunesse, elle se demande si c’est le pas chaloupé des marins qui reviennent du Cap de Bonne Espérance après huit mois en mer, mais au fond ça lui évoque plutôt un air de valse-musette. ... tataTA, tataTA... «Je ne sais pas, vous, mais moi la souris des gamins du second commence à m’agacer terriblement. Elle rode tout le temps dans l’escalier, j’ai toujours peur de l’écraser quand j’ouvre la porte. Ils ne pourraient pas avoir un hamster en cage comme tout le monde, ces gens?». Ewa en perd le rythme de sa chansonnette tant elle est surprise. C’est la première fois qu’elle entend une si longue phrase prononcée par son voisin, une phrase si banale, si quotidienne, une phrase qu’elle aurait presque pu prononcer elle-même. Elle aussi est agacée par la souris, mais elle a appris à bien aimer Martin, avec ses yeux qui cherchent le sourire de l’autre de derrière sa frange trop longue. Ce n’est pas à ses habits débraillés, mais à la petite tache jaune de son oeil droit qu’elle le reconnaît, quand il se laisse capter le regard.
Peut-être imaginait-elle que les deux messieurs du troisième vivaient dans un autre monde qu’elle, qu’ils ne voyaient pas la souris, qu’ils ne s’appliquaient pas, à la dérobée, comme tout le monde, à repérer les détails qui permettraient de distinguer Martin d’Arthur? Un autre monde, oui, il lui semblait qu’ils étaient venus de très loin, enfin celui-ci surtout. Derrière cette longue silhouette sombre et féline croisée de temps en temps dans l’entrée de l’immeuble, elle a toujours vu une histoire exotique, une émigration dangereuse, une intégration lente, des souffrances enfouies, la nostalgie d’une plage du Mozambique, la blessure d’une stupide injure raciste entendue dans le métro; elle a vu aussi le courage du travail solitaire, la joie des études bien menées, la fierté d’avoir envoyé un mandat – enfin, de nos jours, un virement Western Union – au pays; elle a vu la nouvelle carte d’identité, avec ses belles lettres «RF», bien repliée dans son étui serré sur le coeur, mais reste toujours la peur d’aller à la poste chercher un recommandé – si c’était l’office de l’immigration? Ewa se rend compte qu’au moins trois secondes se sont écoulées depuis la remarque agacée du monsieur du troisième, elle cherche une répartie bien venue, et répète avec conviction ce qu’Adam a dit il y a quelques jours en écoutant la radio «Nous on râlait d’avoir Marcellin, à l’époque, mais avec Hortefeux, on n’y serait jamais arrivés!»
Une camionnette de livraison a bringuebalé bruyamment sur le ralentisseur au milieu de la rue, il semble n’avoir rien entendu, mais propose, toujours avec un sourire charmeur: «Prenez votre baguette, je récupère mes draps avant que ça ferme, et si vous voulez bien je vous invite à prendre un café d’en face.» Ewa n’a pas le temps de réfléchir, elle a la tête chez Marcellin, la main droite au fond de sa poche sur sa clé, sa main gauche lâche la bandouillère du sac à main et se lève pour faire un petit signe d’acquiescement, elle a vingt-cinq ans, elle dit «excellente idée, je vous attends à l’intérieur», elle saute par dessus une flaque d’eau, traverse la rue étroite en trois enjambées en entre dans le Café des Amis. Elle tombe le coeur battant sur la première chaise de la première table dans la terrasse couverte. Oui, c’est elle, c’est bien elle, Ewa Miller, qui vient d’être invitée à boire un verre au café du coin. Par la grande baie vitrée de la terrasse, elle voit son voisin qui s’éloigne jusqu’au pressing, elle reconnait déjà sa démarche souple et presque nonchalante. Elle se sourit à elle même et à tout l’univers. Elle se débarrasse de son vison humide sur la chaise voisine, tire sur son petit pull de mohair émeraude, et pense soudain qu’elle ne met plus que des soutien-gorge trop grands, s’ils étaient plus petits ça pigeonnerait quand même un peu plus. Vite, un rien de rouge à lèvres. Ce café est devenu presque chic: la feuille plastifiée graisseuse qui servait de carte a été remplacée par une planche de bois brut où sont collées des étiquettes façon traditionnelles étiquettes de pots de confitures. Elle commande tout de suite un café en se demandant déjà ce qu’elle prendra plus tard, en deuxième.
Il est revenu, avec son paquet de draps, les a posés à côté du vison, s’est assis en face d’Ewa, dos à la rue, a souri familièrement au garçon, et a commandé un citron pressé. Il a ouvert sa doudoune fluo qu’il porte à même un tee-shirt noir. Il a un médaillon doré autour du cou: d’où elle est, Ewa ne voit ni date ni initiales. Ewa pense qu’il est un peu plus jeune qu’elle ne croyait, une trentaine d’années, le plus bel âge des hommes, l’âge de Jan. Mon fils qui vit maintenant aux Etats-Unis venait souvent dans ce café, mais moi, je n’y suis pas venue depuis des lustres», dit-elle. «Ah bon, je ne savais pas que vous aviez un fils. Evidemment, des Etats-Unis, ce n’est pas facile de venir, vous ne devez pas le voir souvent». «Evidemment», il a dit «évidemment»; bien sûr qu’il comprend, lui, comme une évidence, ce que c’est que la distance, le décalage horaire, l’absence. Il n’est pas comme ces imbéciles qui disent «avec le mail, maintenant, vous êtes en contact permanent». Il connaît la durée des voyages transcontinentaux en avion, l’excitation des départs, les déprimes des arrivées. Ils parlent donc de voyages, d’aéroports, de grève de RER un jour de grand départ, de plages en Tunisie, de voyages d’agrément. Ils rient. Ils ne parlent pas des tracas de passeports, ils ne parlent pas de la révolution russe qui inauguré il y a bien longtemps le ravage de la moitié du continent, ils ne parlent pas de rideau de fer, ils ne parlent pas des visas refusés qui empêchent de décoller, même pour aller à l’enterrement de sa propre mère.
Elle prononce le mot «Afrique», ne se lance pas pourtant dans une discussion trop approfondie sur les pays en révolution, les pays en guerre, les pays dont on émigre; après tout, que sait-elle de l’Afrique? Il évoque New York, où il dit rêver d’aller. Il raconte des malentendus et des anecdotes tirées du Guide du Routard, la Bible de sa génération de voyageurs. Elle s’émerveille de cette intimité immédiate; elle sent bien qu’elle le comprend, qu’il la comprend, qu’ils sont comme frère et soeur, liés par leur commun destin d’émigration. Elle se demande pourquoi elle n’avait encore jamais parlé à ce voisin si sympathique; elle se promet de convaincre dès ce soir Adam de l’inviter, enfin de «les» inviter à dîner un de ces soirs.
Elle finit son café. Il dit: «nous avons encore un peu de temps, il n’est pas tard, et nos amis qui viennent jouer au Monopoly tous les jeudi soir nous ont prévenus qu’ils seraient en retard. D’ailleurs, un de ces jours, vous pourriez venir vous aussi avec votre mari, si ça vous amuse». Elle se retrouve vingt-cinq ans en arrière, quand elle aussi croyait qu’il fallait jouer une fois par semaine au bridge pour devenir une vraie Française. Heureusement, grâce aux déménagements et aux divorces des autres bridgeurs, et aussi grâce à l’inertie bougonne d’Adam, ce temps est bien passé. Elle n’en croit pas ses oreilles, d’être devenue, elle, la «vraie Française» aux yeux de ce sympathique Africain. Elle demande au garçon un citron pressé, elle aussi. Elle trouve que c’est une excellente idée, il ne fait pas si froid que ça, et puis, ça doit lui rappeler son pays à lui, le besoin de se rafraîchir.. Elle se souvient de son désir inassouvi, ses premières années en France, de kwas chlebowy, cette décoction de blé légèrement fermenté qu’on boit dans les Carpathes pendant la moisson. Il y a des goûts, comme ça, qu’on n’oublie pas. Elle se demande encore une fois de quel pays il vient, mais n’ose pas lui demander. Elle sourit. C’est lui qui prend l’initiative: «Puisque nous en sommes au deuxième verre, nous pouvons peut-être nous appeler par nos prénoms, non? Moi c’est Félix, et je sais que toi c’est Ewa, je trouve ça très joli».
Elle sourit et se décide «Félix, chez toi, quand tu étais petit, tu le buvais tout simple comme ça, le citron pressé, ou avec des épices exotiques?»
«Oh, tu sais, il ne faut rien exagérer avec la différence entre le Nord et le Sud de la France. Bayonne, c’est à moins de cinq heures de TGV de Montparnasse, et pas très exotique. Je crois que nous avons un peu abusé du bon Bordeaux de la cave de Georges hier, alors j’avais envie de quelque chose d’acide»
Quelle gourde! Le reste de son citron pressé a l’amertume d’une infusion d’amanite phalloïde. Un bourgeois BCBG qui boit du Bordeaux, qu’il achète surement chez les parents d’anciens camarades d’HEC. Voila ce qu’il est, son bel Africain, son émigré nostalgique, son immigré méritant. Un fils à papa de province maqué avec un snobinard arriviste. Elle s’arrache un sourire crispé, prend son vison et se lève. «Il faut que je me dépêche! J’ai encore oublié d’acheter ma baguette».
La porte du café se rabat derrière elle, et elle ne voit pas le sourire satisfait de Félix qui sort son portable et envoie un SMS «Mission accomplie, mon amour, le poisson est ferré».
NB – Mars 2009


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