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lundi 16 novembre 2009

Levée d'écrou

Le jour où le mur est tombé, il venait de passer sa mille quatre-vingt-quinzième nuit en prison, au centre de détention d’Ecrouves, Meurthe-et-Moselle. Lorsqu’on l’avait transféré dans ce qui, au vu de la peine qu’il avait à purger, serait à sa sortie la demeure où il aurait passé plus de la moitié de sa vie, il n’avait pu, malgré la dureté de son sort, s’empêcher de sourire: Ecrouves évoquait fatalement écrou et écrouer, à une lettre près, ce «v» qui faisait penser à violence et à vie.
Il avait accueilli la nouvelle de la chute du mur avec une sincère indifférence. Les clameurs unanimes qui saluaient l’événement ne le concernaient plus. Il n’était plus de ce monde. La liberté dont on chantait le triomphe ne le regardait pas. Et il avait les plus grandes peines du monde à s’imaginer, comme on le répétait à l’envi, qu’en effet, de l’autre côté de la muraille, des gens ressentaient par millions ce qui lui était interdit. Cependant, la nuit qui suivit, il eut beaucoup de mal à trouver le sommeil. Il se retournait sur sa couche, en s’efforçant de ne pas éveiller son compagnon de cellule, Samy, un grand noir avec qui il avait sinon sympathisé, du moins trouvé un équilibre territorial, et donc relationnel; mais un équilibre fragile qui, il le savait, pouvait se rompre à tout moment, pour peu que Samy soit dérangé dans son sommeil ou dans son repas, moments sacrés, moments d’oubli, moments où le prisonnier peut espérer recouvrer l’infini de sa liberté.

Il ne s’était jamais intéressé à la – comme on dit – politique. Et il était, depuis l’enfance, fort mal placé pour goûter la plénitude du sens de l’expression « le monde libre », qu’on employait de ce côté du mur pour désigner l’occident, par opposition au bloc des pays de l’Est. Enfant, il avait passé des heures entières enfermé dans le placard au fond du couloir, où sa mère rangeait seau, balais et produits d’entretien. Dans sa mémoire, son record était de deux jours, mais peut-être était-ce un de ces tours que nous joue la mémoire, qui fixe ainsi non la réalité comptable de la peine, mais son effet sur l’esprit. L’obscurité, en tout cas, en gardait à jamais une odeur d’eau de javel et de lessives. Par chance, une veilleuse restait allumée toute la nuit et jetait dans la cellule une lueur qui tenait éloignés les remugles de détergents.
Les premières fois, évidemment, il avait beaucoup crié, appelé et pleuré. Puis il avait pris son mal en patience. Avec l’âge, il avait même appris à considérer comme une chance d’être oublié dans son placard, les soirs où son père battait sa mère et son grand frère. A quelques jours de ses treize ans, son frère, qui en avait passé quinze, avait soudain jeté bas le joug paternel: du haut de l’escalier de l’immeuble, il avait fait tomber le père, plus soûl que jamais, qui s’était brisé la nuque dans sa chute.
On l’avait placé dans une famille d’accueil. En moins d’un an, entre racket à l’école, vols à la tire, actes de vandalisme et voies de fait sur agents de la force publique, il avait obtenu tous les titres requis pour gagner sa place dans une maison de redressement, l’antichambre de la prison. Il y avait parachevé en beauté sa formation.
Les mots chute, mur, liberté tournaient maintenant dans sa tête. Il avait cessé de chercher le sommeil et composaient des phrases étranges, qui s’évanouissaient dans l’instant. Il aurait voulu se relever pour tenter de les fixer dans son cahier, mais il aurait fallu allumer le plafonnier, et Samy… Mur, chute, liberté… Mur de la banque, chute, liberté dans les sacs gorgés de billets verts… Chute de la bourse, mur de la liberté, liberté d’entreprendre… Chute libre du haut du mur du monde libre… Croyant penser encore, il dormait déjà.
Le bruit de la chasse d’eau le réveilla. Il faisait jour. Samy le salua d’un grognement et d’un mouvement de tête insolite. Il était évident qu’il avait envie de parler, sans savoir comment faire. Leurs échanges se limitaient d’ordinaire à quelques mots brefs, essentiels, fonctionnels. Il se lança:
– T’as bien dormi, Samy?
– Ouais. Pas mal. T’as ronflé, comme toujours, mais ça m’dérange pas. J’ai rêvé que je prenais l’avion… Tu sais que le mur de Berlin est tombé?
– Ouais. Et alors?
– Alors… t’en dis quoi?
– Ce que j’en dis… Je sais pas. Et toi?
– Ben… Ça change quelque chose pour nous? Je veux dire… On va sortir d’ici? On va nous donner des trucs corrects à bouffer? On va nous laisser voir nos femmes?
– J’ai pensé la même chose. Mais dehors, dehors, c’est la fête, qu’y disent. C’est la victoire de la liberté.
– C’est des conneries. Moi j’en connais d’autres, des murs, et qui sont pas près de tomber. Mon cousin, l’an dernier, ils l’ont foutu dans un centre de rétention pendant un mois, pis ils l’ont chargé dans un avion comme un sac de linge sale et ils l’ont renvoyé au Togo. Au Togo. Il était en France depuis quinze ans. Il en a vingt-trois. Je connais plein d’histoires du genre. Et c’est pas demain la veille que ça s’arrêtera. Leur monde libre, c’est pas pour les gens comme moi.
– Je me suis dit à peu près pareil. Mais je crois que si on était dehors, on penserait autrement.
– Ouais, probable. Mais on se planterait. D’ici, y a des trucs qu’on voit mieux, mec. On voit les choses de plus loin, on se laisse moins avoir. Tu crois pas ?
– Je suis d’accord. Je pense à mon p’tit frère. Il bosse comme un con pour un salaire de merde, il se lève tous les jours à cinq heures du mat’, il picole, il vote Front National. Si ça se trouve, il est en train de trinquer à la victoire du monde libre, lui aussi.
– Ouais. On se fait baiser une fois de plus.
Depuis qu’ils partageaient leur cellule, jamais ils n’avaient parlé si longtemps. Ils prirent peur tous deux de cette intimité soudaine. Ils se turent. Mais un mur était tombé.

Christophe Mileschi


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