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lundi 16 novembre 2009

Les chaussures de Pavel

Ou

Nous qui ne sommes pas Sarkozy, nous n’y étions pas

Le jour où le Mur est tombé, la seule chose vraiment notable dans ma vie, c’est que Pavel a laissé chez moi ses chaussures.
Pavel était tchécoslovaque, avait une vingtaine d’années, venait de passer quelques mois en France pour travailler sur son doctorat de philologie romane, n’avait pas obtenu le renouvellement de sa bourse ni de son visa. Je l’hébergeais quelques jours, mais il ne voulait pas abuser de la situation et avait décidé d’aller tenter sa chance en Espagne.

Pavel était très intelligent et, en marge de ses études littéraires, s’intéressait aux relations internationales et à la politique. Pavel ne se laissait pas envahir par l’émotion. Moi qui avais connu et aimé Berlin-Est depuis plus de dix ans, avais voyagé en RDA, en Tchécoslovaquie, en Pologne, j’ai regardé, les larmes aux yeux, toute la soirée, les images des premiers Allemands de l’Est héberlués passés à l’Ouest. Pavel, lui, faisait son sac, méthodiquement, en commençant par les livres d’histoire de l’art, les plus lourds, tout au fond. Ses chaussures d’hiver, de gros godillots socialistes, n’y entraient pas.
Pavel était sombre, triste, pessimiste. Et très analytique. Il résumait nos conversations des derniers jours sur les évènements en cours en Europe Centrale: «Les Polonais – ah! tu sais toi-même comment sont les Polonais; les Hongrois, eux, ont la fierté; même les Russes, ils ont Gorbachew. Et maintenant, on le voit bien, les Allemands de l’Est, ils ont l’ «autre Allemagne». Mais nous, les Tchécoslovaques, rien, nous n’avons rien, si ce n’est le souvenir d’Août 1968. Tout peut se passer partout, mais rien, rien ne se passera jamais en Tchécoslovaquie. Les chaussures, je repasserai les prendre dans une ou deux semaines.»
Une semaine plus tard, peut-être deux, Pavel m’a téléphoné d’Espagne, pas pour revenir chercher ses chaussures. C’était un tout autre Pavel, une toute autre voix, dans laquelle il y avait de l’émotion, du souffle, de l’avenir: «Pour les chaussures, tant pis, je ne viens pas les chercher, je ne repasse pas par Paris, je rentre directement à Prague. Tu as vu ce qui se passe?»
Epilogue: c’est moi qui, neuf mois plus tard (ou à peu près), mi-aout 1990, suis allée rendre à Pavel ses chaussures à Prague. J’habitais désormais Varsovie, je travaillais pour le ministre du Travail et ancien dissident Jacek Kuroń. Pavel finissait vite son doctorat car il commençait à travailler pour l’archevêque de Prague. Et surtout, les Stones étaient venus en tournée à Prague.
Le jour où le Mur est tombé, nous ne savions pas, ni Pavel ni moi, que nous en reparlerions en souriant vingt ans plus tard.
Nathalie Bolgert
Avec l’aimable autorisation de Pavel Fischer, ambassadeur de la République Tchèque en France


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