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lundi 16 novembre 2009

Le bouleversement du monde vu du canapé

Siham venait de rentrer du lycée après une heure de trajet. Pour préparer un rude après-midi de travail, elle s'apprêtait à prendre son repas devant la télévision, comme l'adolescente consciencieuse qu'elle était. La fatigue de la rentrée commençait à l'assaillir, nouvelle classe, "profs" exigeants, amitiés dévorantes, cœur sec.
Elle avait entendu les nouvelles de la chute du mur de Berlin, qu'elle suivait de loin - pas encore au programme, la guerre froide! Elle se piquait en outre d'être germanophobe primaire, ce qui était d'autant plus ridicule qu'une partie de sa famille installée en Allemagne y vivait une époque heureuse.

En allumant la télévision, elle ne s'attendait donc pas à la vague d'émotion qui déferlait. Dans la pénombre du salon, la nuit de Berlin s'affichait sur l'écran. Coups de pioche, Rostropovitch, accolades, soldats ahuris ou renfrognés. Répétition, avant même l'ère CNN, de propos identiques, rappel des morts du Mur, des grandes dates, de la chronologie des événements, commentaires politiques convenus et stupéfaits, incrédulité.
L'image des corps soudés devant le mur renversé renversa ses remparts intérieurs.
Elle se demandait si elle rêvait.
Elle voyait l'enthousiasme, les risques, le bonheur à la fois. Elle voyait les est et ouest-berlinois "fraterniser". Elle pensait à la fin des contrôles, à la simplicité des rencontres au sein des familles, entre amis, confusément à la fin de la peur qui régnait probablement là-bas.
Elle pensait à la boucherie que serait une "reprise en main" si jamais elle avait lieu.
Elle ressentait les effets de l'adrénaline à travers l'écran, en imaginant qu'il pénétrait tous les foyers du monde.
Elle pensait au décalage entre les vies de l'Est et celles de l'Ouest, à la manière de le combler qui prendrait sans doute des dizaines d'années.
Elle connaissait des Allemands de l'Est et n'imaginait pas qu'ils étaient allemands avant tout.
Elle mesurait, en un éclair, l'importance qu'avait cet antagonisme Est-Ouest dans sa vie, sa survie. Le soulagement adolescent de ne plus être impliqué dans une guerre, aussi froide soit-elle, la fit autant vibrer que la peur de la guerre de Corée avait poussé les héros d'un film d'André Cayatte à l'irréversible.
Elle éclata en sanglots bouillonnants, comme si la somme de souffrances des années précédentes avait fondu sur elle. L'envol de ces souffrances chez des millions d'Allemands, qui lui paraissaient si étrangers, avait trouvé leur écho en elle. Ces larmes n'étaient pas du bonheur... Elles avaient réveillé sa conscience qu'il y avait encore tant de barrières à faire tomber et que sa vie n'y suffirait pas.
Vingt ans plus tard, en manipulant le petit morceau de mur taggé violet qu'un correspondant américain lui avait offert à l'époque, elle repensait aux rêves de paix de cette adolescente et à tous les bouleversements dont elle avait été témoin sans en réchapper, au monde écroulé de son enfance.
Quand elle avait découvert Berlin quelques années auparavant, elle avait marché le long du mur à côté de l'île des musées et près de la porte de Brandebourg, sans être capable d'en distinguer les contours. Même incapable de dire qui était Ossie et Wessie... Le rejet par la ville de sa géographie antérieure et de toute référence à cette séparation de 40 ans la choquait, comme la négation des morts, mais aussi des vivants si heureux de cette réunification.
Ces événements étaient aussi loin d'elle que l'armistice de 1918 était loin des belligérants de 1939. Mais la peur restait présente dans son cœur.
Maya

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