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mardi 2 mai 2023

La divine fève

L’arbre ne poussait pas dans son pays, l’ingrédient était inconnu dans sa gastronomie, il n’avait jamais goûté un seul gâteau dans son enfance et ne connaissait pas ce goût. Malgré tout Cheng était obsédé par le chocolat, par le mot même qu’il avait appris dans les langues occidentales: chocolate, chocolat, Schokolade, cioccolato. Il répétait ces mots qui fondaient dans sa bouche, tantôt très cacaoté, tantôt amer, parfois acide; les effluves montaient à ses narines depuis qu’il avait vu un reportage sur la fabrication du chocolat. 
Puis il était parti en Europe, la Terre promise du chocolat. Il alla en France et en Suisse, en Belgique et en Italie, en Autriche et en Angleterre: partout cet ingrédient était à l’honneur, en tablettes, en truffes ou en boisson. Cheng voulut goûter à toutes les recettes, harcela les pâtissiers et chocolatiers pour qu’ils lui révèlent leurs secrets, se fit rabrouer ou gentiment laissé dans l’ignorance, renvoyé chez lui, frustré et encore plus obsédé par la fève. 
Jamais il n’aurait cru qu’il existât autant de spécialités, autant de façons de savourer le divin fruit, autant de saveurs et d’arômes. C’était encore plus magique que le thé, répétait-il à ses compatriotes qui l’écoutaient, sceptiques. Il décida alors de les convertir au délicieux breuvage, aux ganaches et fondants, aux friandises et truffes, aux palets et orangettes, aux crus d’exception, aux cabosses du monde entier. 
Il fit plusieurs voyages, prit des contacts, discuta avec les services marketing et les artisans, établit une carte des meilleures adresses. Plus tard, il irait rencontrer les planteurs, en Amérique latine et en Afrique, en Asie même… Et encore plus tard, il ferait pousser des cacaoyers dans son pays – s’il en existait au Vietnam et en Indonésie, pourquoi pas en Chine? Cet immense pays de haute gastronomie, comme les Chinois se plaisaient à le clamer. Bien que, selon Cheng qui avait vu du pays et goûté aux gastronomies européennes, la concurrence fût rude… Mais il gardait son opinion pour lui. 
Dans un premier temps, il allait importer les produits finis. Ouvrir une boutique à la française, à l’instar des magasins de luxe qui vendaient des sacs et des parfums. Si les Suisses consommaient en moyenne 11 kg de chocolat par an, les Chinois n’en mangeaient que 100g. C’était ridicule. Il fallait que cela change. Certes, le produit était cher, même très cher quand on tapait dans le haut de gamme, l’excellence et le cru rare. Mais le vin était-il moins onéreux ? Le prix des accessoires des marques de luxe moins exorbitant? Or, les Chinois avalaient des hectolitres de grands vins comme de la vulgaire piquette payée à des tarifs astronomiques, ils rentraient de leurs voyages en Europe chargés de sacs et de parfums, de bijoux et de carrés Hermès – à moins qu’ils les aient achetés beaucoup moins cher sur les marchés et dans les boutiques de contrefaçon! Cependant, pensait Cheng, il n’existait pas de chocolatier faussaire – seulement du mauvais chocolat qui rendait malade: impossible de se méprendre, le bon goût ne trompait pas, les papilles reconnaissaient l’exquis, alors que les yeux ne savaient pas déceler la couture made in China d’un sac Chanel. 
Cheng pourrait chanter les louanges du chocolat pendant des heures, tenir son auditoire en haleine en racontant mille anecdotes glanées au fil de ses voyages, rappeler la fièvre du chocolat qui s’était emparée de la cour de Louis XIV, des guerres que se firent des nations pour conquérir les plantations, des ruses des importateurs pour exploiter les producteurs, des mauvais coups et des recettes géniales, des découvertes fortuites et des cuissons ratées débouchant sur une nouvelle spécialité qui ferait fureur, des concours que les chocolatiers organisaient, des vols et autres entourloupes dignes des services secrets. Les hommes étaient prêts à tant de choses pour savourer le divin nectar, pour réaliser les gâteaux les plus savoureux, croquer avec délicatesse dans un carré de chocolat de Madagascar ou du Venezuela, le humer et déceler les arômes (vanille ou fruits rouges, amande ou sous-bois), laisser fondre doucement les pépites sur la langue et apprécier l’éventail des saveurs, élire son cru préféré. Et être prêt à tout pour retrouver le parfum grisant, la saveur exquise, le plaisir inouï. Oublier le monde. Approcher le divin, le sacré. 
Et mourir. 
Anne

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