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lundi 4 décembre 2017

Louise

"Au fait, Nadine a eu une fille hier. J'ai été immédiatement la noyer dans la Seine pour ne plus en entendre parler. A bientôt, j'espère."
 Marie Nimier, Reine du Silence


C’est une fille, une fille que personne n’attend, que personne ne souhaite; c’est ainsi que l’on pourrait résumer la vie de Louise, qui naît, en 1950, dans le petit village de Gison. Sa mère, Sophie, regarde le nouveau-né, stupéfaite, atterrée. Pierre, son père, grimpe d’un pas pressé les marches de la demeure familiale, entre dans la chambre de la jeune maman. Son sourire s’éteint à la vue du nourrisson. Il jette au visage de Sophie: 
«Je te laisse choisir son prénom, j’espère que tu feras mieux la prochaine fois.» 
La porte claque sur l’enfant et sa mère, en pleurs. 
Louise, dit Sophie, je l’appellerai Louise. 


Le regard de Sophie effleure le berceau. Elle détourne les yeux, baisse les épaules, accablée sous le poids d’un fardeau invisible. D’un pas pressé, elle sort de la pièce, pour oublier l’«erreur» qu’elle a commise: 
«Je regrette», 
a-t-elle répondu à Pierre, après l’accouchement.
Louise dort, son poing de bébé coincé sous sa joue. Elle rêve de câlins et de douceur. Son lapin bleu a glissé au fond de son lit. Un tremblement la secoue, des minutes qui semblent des heures, passent, sans que personne ne calme son angoisse. Son corps, épuisé de sanglots muets, s’affaisse sur sa solitude et sa peur. 

Elle grandit dans le silence de la maison, dans le silence des mots, que maman garde derrière ses lèvres serrées, que papa ignore. Demain on fêtera son anniversaire. Son lapin bleu appartient maintenant à Jules, son frère, né en Juillet dernier .Elle ne reconnaît plus sa mère qui berce le bébé tendrement, l’embrasse, lui murmure des mots doux. Assise sur sa petite chaise, elle appelle inutilement, elle attend, comme elle le fait depuis quatre ans, un signe de reconnaissance. Chaque soir, son père arrive en courant, sans la voir, il se précipite dans la chambre de Jules: 
«Comment va mon fils préféré aujourd’hui?», 
lance- t-il, heureux.
Jules a abandonné le lapin bleu, Louise l’a récupéré en cachette. Elle l’enferme dans son coffre à jouets, tous les soirs elle vérifie que sa mère ne l’a pas trouvé. 
La rentrée des classes approche, la première, pour elle qui n’a pas pu aller à la maternelle. 
Sa mère lui répète sans cesse: 
«Méfie-toi des enfants, ils vont te prendre tes affaires et tu ne pourras plus les récupérer». 
Le grand jour est arrivé, elle espère toujours que ses parents l’accompagneront. Son lapin est caché dans le cartable abandonné contre le mur de la cuisine. 
«Arrête de te comporter en bébé, a crié maman, je suis occupée, tu partiras avec Martine dans la voiture de son père .Et surtout ne me fais pas honte, sois sage, obéis à ta maîtresse!». 
Le véhicule les dépose devant le perron de l’école, elle tremble de peur, des enfants inconnus crient et se bousculent, personne ne fait attention à elle .La cloche sonne, perdue, elle essaye de voir à quel endroit se ranger. Enfin elle trouve Martine qui se met en rang devant une fenêtre en attendant l’institutrice: 
«Vite ! Madame Dubus va arriver, viens à côté de moi, tu vas te faire disputer». 
La matinée lui semble interminable, encore une heure et elle sera libre de rentrer chez elle, à l’abri. Madame Dubus les relâche: 
«Ne soyez pas en retard demain», hurle-t-elle, au-dessus du brouhaha. 
La mère de Martine dépose la fillette devant son logis, un soupir de soulagement monte dans sa gorge, elle arrive dans son « chez-elle » où personne ne l’attend vraiment. 

Chaque année, elle rapporte à ses parents indifférents des bulletins scolaires exemplaires. Elle garde toujours son lapin fétiche dans une armoire fermée à clefs, les jours de grand chagrin elle le sort pour qu’un peu de douceur calme sa détresse. Dans deux mois elle rentrera en sixième, Martine lui a raconté une histoire incroyable, des garçons feront partie de la classe. Elle se confie à son amie: 
«Je suis sure que je ne serai plus la première à cause d’eux!, c’est impossible! Il faut que je reste en tête de la classe pour faire plaisir à mes parents. Jules ne fait rien à l’école, ils verront bien que je suis la meilleure». 
Louise a posé le lapin bleu sur son étagère, elle ne l’emporte plus dans son cartable, le soir elle le regarde pensive et lui confie: 
«Tu as de la chance d’être un lapin et non pas une lapine… si tu savais, je crois que Martine est folle, elle ne pense plus qu’aux garçons, elle est amoureuse de Thierry, comme maman avec papa elle fait tout ce qu’il lui demande. Je les trouve grossiers et stupides, comme Jules! Dire qu’elle va organiser une surprise-party pour ses 14 ans, rien que pour danser avec lui!…….. Moi je n’irai pas! Ils vont encore me trouver grosse et laide. Papa a raison, jamais personne ne voudra se marier avec moi. Il a dit à maman que j’étais vraiment moche». 
Louise n’est pas allée à la fête de Martine, les étés passent, immobiles et lents comme sa vie. Elle est toujours supérieure aux autres, remporte des prix dans la plupart des matières, l’année de terminale approche. 
«Tu ne vas pas faire une «boum» pour ton anniversaire?, interroge Martine. 
- Mes parents ne sont pas d’accord, et à part toi je ne sais pas qui inviter, répond Louise. 
- Je vais raconter aux miens que j’organise une soirée à la maison et on en profitera pour fêter tes dix-sept ans.». 
Le complot a réussi, Louise choisit sa plus jolie robe, elle envoie un clin d’œil à son lapin et lui demande: 
«Toi au moins tu me trouves jolie?». 
Les couples se forment, Paul, un jeune homme de dix-sept ans, beau parleur, fier de lui, aborde Louise. Il la drague, après Sophie, Michèle et Julie, pourquoi pas elle? Elle reçoit ses compliments, incrédule, il insiste, la poursuit de ses flatteries mensongères. 
«Comment peut-on s’intéresser à moi?, demande-t-elle à Martine. 
- Paul court après les filles, fais attention il va te faire souffrir. Sors plutôt avec Jean». murmure son amie. 
Louise ne l’écoute pas, elle n’entend que les paroles douces de Paul. Il l’aime c’est évident! Ces filles qui papillonnent autour de lui ne l’intéressent pas, elle en est sure. Elle s’acharne, il l’ignore. Un jour il lui appartiendra !elle le guette, l’observe, cherche tous les moyens de se trouver sur son chemin. Paul traine les cafés avec ses copains en attendant que ses parents déménagent. Il disparaît en juin, peu de temps avant la fin des cours. Le cerveau de Louise explose de chagrin, elle pleure son amour, la seule personne qui lui témoignait de l’attention. Le travail lui sert de refuge, elle passe ses examens brillamment. Le téléphone reste muet, elle a appelé ses parents pour leur annoncer la nouvelle, personne ne lui répond, personne ne la rappelle. 
Octobre arrive, fini les discussions avec le lapin bleu, il se cache entre deux bouquins, attendant que Louise revienne de la faculté. 
Encore un an et elle rentrera dans la vie active. Elle a retrouvé Paul sur les bancs de «l’amphi Rousseau». Son amour pour lui est resté intact, elle l’approche, se rend indispensable, l’aide à réviser ses cours. Les copains se défilent un à un, ils connaissent tous une «nana» qui leur prend tout leur temps. Elle enrobe Paul de douceur et d’insistance. Jules, le père de Paul les convoque au repas dominical, il a enquêté en cachette sur la jeune fille qui fera selon lui une épouse parfaite. Valérie, sa mère, lui raconte son envie d’avoir des petits enfants, un petit fils qui reprendra l’entreprise de son mari. 
«Paul ne s’intéresse pas au marketing, c’est un artiste dans le fond, il lui faut une fille comme vous qui saura le comprendre,», confie-t-elle à Louise. 
Ils se marient pour les vingt-quatre ans du jeune homme. Tout le monde sourit sur la photo même la petite blonde, témoin du marié, qui le couve du regard. 
Huit années se sont écoulées, Louise suit son cours de yoga, elle regarde les jeunes femmes qui l’entourent. La semaine dernière le professeur lui a lancé énervé: 
«Louise tu te trompes encore, la posture de l’arbre ce n’est pourtant pas compliqué!» 
Rouge de honte elle regarde les filles toutes parfaitement alignées, toutes irréprochables! Depuis ce jour, elle occupe le fond de la salle. Elle déteste le cours de gym, Martine l’a inscrite d’office quand elle lui a raconté que Paul ne la regardait plus. J’ai entendu une conversation entre Léon et lui l’autre jour, il lui parlait de moi, il prétendait que je me laissais aller, que je me négligeais, se plaint Louise. Le regard navré de Paul la suit souvent, elle lit dans ses yeux le mépris, la consternation. 
Louise a trente-quatre ans, depuis 1980 elle fait partie d’un cabinet de quatre avocats. Georges, le patron a hérité des lieux, il a embauché quatre jeunes femmes qui l’aident à faire vivre son entreprise défaillante. Il cherche depuis plusieurs mois une associée pour que son affaire ne périclite pas. Louise s’est rapidement intégrée au groupe, elle travaille bien au-delà des horaires prévus dans son contrat. Les clients la réclament, les collègues comptent sur elle. Un enfant malade et Louise les remplace, une panne d’oreiller et Louise fait face! 
Un matin de septembre Georges la convoque, il lui propose de devenir son adjointe. Après une période d’euphorie, elle décline son offre soumise à un stage de six mois en Amérique. Elle refuse l’idée de laisser Paul, abandonne les questionnements sur sa capacité à affronter l’inconnu. Son attachement à Georges s’est délité au fil du temps. 
Louise regarde Paul, son amour. Avachi sur un fauteuil, l’air béat, il somnole, une canette de bière vide traine sur la table du salon. Il cherche du boulot depuis des jours, des mois. L’enfant, tant espéré n’est pas venu, la faute de Louise bien sûr. Elle voit cet homme, le seul qui lui a dit un jour «tu es si jolie», lui a murmuré des mots inconnus, celui pour lequel elle a oublié sa dignité, son «soi». Rien, rien de ce dont elle avait rêvé ne s’est réalisé, l’espoir de le voir reprendre sa vie en main, d’être à nouveau celui qui l’a séduite, s’amenuise. Elle cherchait un homme qui la protégerait, la guiderait, la soutiendrait, un homme auquel elle pourrait dire et se «dire». Pour cela elle aurait donné n’importe quoi. Maintenant il est devant elle et elle doute. Elle se souvient de l’image de sa mère, de ce qu’elle avait compris, les hommes passent avant tout, ils détiennent la vérité. Devant son mari elle s’effondre. Comment se fier à lui? Demain peut-être, le test de grossesse qui traine dans la salle de bain sera positif et tout changera. 
Louise a quarante ans, elle promène un regard désabusé sur Chloé, sa fille, qui joue dans la cour. Ses beaux-parents vont arriver, ils vanteront comme d’habitude les mérites de Jean, le neveu de Paul. Un garçon intelligent qui sait déjà tout faire. Paul n’est pas rentré la veille, elle ne croit pas en l’excuse qu’il lui a donnée au téléphone. 
Louise a reproduit l’«erreur» de sa mère, une fille, elle lutte pour ne pas la considérer comme un «être» posé-là, qui ne lui appartiendrait pas vraiment.Un être qui ne ferait que passer, un brouillon en attendant le bon! 
La cloche de l’église sonne midi, les amis, la famille, sont assemblés autour du cercueil de Paul. Louise entoure Chloé qui pleure, son petit-fils regarde étonné la boîte où Papi dort. Paul est mort comme il a vécu, en hésitant. Il a percuté un arbre en soir de beuverie et n'a pas succombé immédiatement au choc. L’hôpital lui a téléphoné deux jours après pour l’informer du décès. Louise est soulagée, à cinquante-cinq ans, elle allait lui annoncer qu’elle le quittait le mois suivant. La mort de son père, suivie de celle de sa mère l’ont laissé anéantie, mais riche. Ses valses-hésitations, ses certitudes envolées, la haine a pointé le bout de son nez. Elle a compris que tout ce qui intéressait Paul c’était de profiter de la vie, de s’amuser. Le stage de méditation qu’elle a suivi l’an dernier lui a ouvert les yeux sur la valeur des gens, la bienveillance, sur le fait que l’amour ne se monnaye pas. 
Louise a renoncé à paraître, paraître ce qu’elle n’est pas, ou plus. Elle suit des cours de stretching, fait de la poterie et emmène son petit-fils en vacances. Elle aura soixante-cinq ans la semaine prochaine, maman est morte à soixante-quinze ans, pense-t-elle, il me reste dix ans! Elle se dit qu’elle a encore tant de pays à découvrir, tant de choses à oser. Samuel, le nouveau gourou de la secte Maya, lui a proposé une retraite en Inde avec le groupe. Un mois de liberté, elle hésite mais après tout à son âge que risque-t-elle? 
Elle écrit une lettre à Chloé lui expliquant son choix, son envie de vivre encore un peu, lui précise qu’elle rentrera……… un jour………….. peut-être. 
L’avion décolle le lendemain…. Louise assise près du hublot referme une partie de sa vie…… le meilleur c’est pour demain pense-t-elle. 

Allex, juillet 2017

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