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jeudi 14 juillet 2011

Le coup de fil magique

Mlle P est assise, un tricot à la main. Elle tricote de la layette pour un enfant qu’elle ne connaît pas. Le cliquetis des aiguilles raisonne dans son appartement vide. La porte de la chambre d’enfant est entrouverte sur un espace fait de douceur. Elle attend un enfant pour un jour, mais pour quand? Tout ce qu’elle sait, c’est qu’un jour, le téléphone sonnera ou que l’on frappera à sa porte pour lui annoncer LA NOUVELLE. Son attente dure depuis des années, et les autres coups de fils et les autres visites lui paraissent vides de sens. Lorsque le téléphone sonne, elle laisse tomber une maille, puis son tricot, puis ses aiguilles et se précipite sur le combiné qu’elle décroche trop tard… le répondeur a commencé à égrener son message. Elle entend: «Ah, bonjour, c’est Monsieur T, ici, à l’appareil, il y a eu une commission ce matin, on vous a attribué une petite fille». 


Mme P est assise, un tricot à la main. Elle passe le plus clair de son temps à tricoter pour ses neveux et nièces des pulls aux motifs de Disney. Entre deux pulls d’enfant, elle glisse toujours une layette. Le silence de son appartement semble servir de caisse de résonance au cliquetis de ses aiguilles. Parfois, le craquement d’une planche lui rappelle que même vide, son appartement vit. Cette pensée la rassure. Elle sait qu’il est prêt, comme elle, à accueillir un enfant. La chambre est prête, toute guillerette. Elle sait que bientôt, après tant d’années, son projet est prêt d’aboutir. Elle attend un coup de téléphone ou un courrier, ou un coursier… Souvent, son téléphone sonne, ce ne sont que des amis ou des vendeurs de mort subite. Chaque fois qu’elle répond, elle ne peut s’empêcher de marquer une légère déception. Elle a donc pris l’habitude de laisser son répondeur en permanence. Cela lui permet de filtrer un peu ses appels et de ne pas répondre aux importuns. Ses amis savent et sont patients, ils déclenchent le répondeur et l’appellent avant de laisser un message. Soudain, le téléphone sonne, elle sursaute et se lève précipitamment pour répondre. Elle lâche quelques mailles, ses aiguilles, la pelote, etc. Se précipite sur le combiné, trop tard… d’où tient-elle la certitude que ce coup de fil est celui qu’elle attend? Elle ne le saura jamais. Pourtant, elle entend: «Ah, bonjour, c’est Monsieur T, ici, à l’appareil, il y a eu une commission ce matin, on vous a attribué une petite fille». 

Mlle P est assise, un tricot à la main. Rang après rang, elle tricote l’espoir d’une vie nouvelle. Elle tire le fil dans le silence de son appartement, trop grand pour une personne seule. Certaines âmes bien intentionnées lui ont dit qu’elle devrait louer une chambre à un étudiant, cela lui ferait de la compagnie… ou qu’elle devrait héberger quelque sans abri… pour faire une bonne action. Mais elle s’obstine, Mlle P, à vivre seule dans ce grand appartement. En grand secret, elle a aménagé le coeur de sa demeure pour y accueillir un enfant. Depuis que la chambre est finie, elle attend. Elle ne sait même pas ce qu’elle attend: un appel, de qui? Un courrier, de qui? La visite d’un coursier ou d’un messager? Alors, pour passer le temps, elle tricote. Elle tricote la vie de son enfant qui viendra, peut-être un jour habiter sa maison. Quatre ans ont passé et elle attend toujours. Chaque fois que le téléphone sonne, elle tressaille. Chaque fois que l’on frappe à la porte, elle tressaille. Souvent, ce sont des amis ou des collègues, ou encore un marchand de mort subite qui la dérange… et l’oblige à défaire quelques mailles tombées dans la précipitation. Elle est perdue dans ses pensées, repasse inlassablement dans sa tête les étapes qui l’ont conduite à souhaiter adopter, fonder une famille… seule, sans homme dans sa vie. Elle repense à l’assistante sociale qui lui a assuré qu’elle devrait d’abord mettre une annonce ou se rendre dans une agence matrimoniale avant de se lancer dans cette histoire qui ne peut que mal tourner. Aux femmes seules, on ne confierait que des fous ou des handicapés. Elle repense aussi à sa ténacité qui a fini par l’isoler d’un certain monde et à lui ouvrir les portes de l’espoir. Elle reçoit peu, certes, et peu de personnes l’appellent, mais elle a une vie sociale, dehors, liée à son travail. Son chez-elle, c’est un autre monde, intime, interdit… et c’est dans ce monde qu’elle va faire entrer un enfant, c’est dans ce monde qu’elle recevra un signe. Soudain, le téléphone sonne. Elle se précipite pour répondre, fait tomber son tricot, ramasse sa pelote, puis son aiguille. Zut, le répondeur s’est mis en route et c’est impuissante, accrochée à un autre fil qu’elle entend la voix du bout du monde lui annoncer: «Ah, bonjour, c’est Monsieur T, ici, à l’appareil, il y a eu une commission ce matin, on vous a attribué une petite fille». 

FAA, novembre 2010

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