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jeudi 14 juillet 2011

Cent ans de solitude

Chaque seconde, pendant neuf mois, a été remplie de cette énigme qui poussait en moi et qui se nourrissait de moi. Je me suis sentie comme un vaisseau transportant un bien aussi absurde que mystérieux... aussi inconnu que les pochettes surprise de mon enfance: Avant de l’avoir, on imaginait des centaines de trésors invraisemblables - sans trop savoir quoi – et c’était forcément merveilleux... Parfois, exceptionnellement (et je me rends compte que c’est ce caractère exceptionnel qui était bon), on arrivait à décider notre mère de nous l’acheter. Fébrile, on se jetait alors sur le papier en cône, et on arrachait la partie large repliée. Dedans, on y trouvait des petits cadeaux, qu’on adorait, mais qui n’avaient rien à voir avec ceux qu’on avait imaginé des heures, des jours durant, en attendant de faire fléchir notre maman... 


Quelques nuits, j’ai rêvé d’elle. Je dis elle, parce que je me suis mis en tête que c’était une fille. D’ailleurs, ma voisine me l’a formellement annoncé: le mouvement fait par sa chaîne en or au-dessus de ma main – une sorte d’ellipse - l’a prouvé, quasi scientifiquement, m’a-t-elle affirmé. Fine connaisseuse en matière de grossesse, jamais elle ne s’est trompée sur le sexe d’un bébé. 
Oui, j’ai rêvé d’elle. Mais à chaque fois, c’était comme dans les pochettes surprise: totalement inattendu! 
Une fois, j’accouchai d’une machine à écrire. Un ancien modèle, un engin noir, presque arachnéen. Une machine à mots, de ceux qui sortent en tapant fort! 
Une autre fois, j’ai rêvé qu’elle naissait déjà grande: elle était moi, une mini-moi, et nous discutions toutes les deux de tout et de rien, complices, doubles et fusionnelles. 
Une autre fois encore, elle naissait avec une queue en tire-bouchon; mais ça, je sais que c’est parce que mon livre préféré, que j’ai lu des centaines de fois, justement, c’est Cent ans de solitude... 

Quelques fois, je l’ai imaginée. Pourtant, sachant ce qu’il allait advenir d’elle, j’ai essayé de m’en abstenir, mais c’était plus fort que moi. Allait-elle me ressembler? Allait-elle être mon double? Ses yeux seraient-ils bleus comme les miens? Sa bouche légèrement violette comme la mienne? Son teint pâle comme le mien? Je ne sais pas qui est le père; il y a deux possibilités, mais ils ont été l’un et l’autre pour moi des sortes d’outils – oui je sais, c’est pas beau, beau... mais en fait, je n’aime pas les hommes, ils me dégoûtent, et je ne les comprends pas. Les deux ont pris plaisir sur moi, gémissant comme des boeufs, tombant comme des lapins. Le fruit d’un de ces deux-là a poussé malgré moi en moi. Je ne me sens pas responsable. C’est juste un concours de circonstance, un mauvais embranchement au mauvais moment. Ce n’est que quand j’ai commencé à prendre du ventre, au bout de deux mois, que j’ai dissocié cet épisode charnel avec ce qui poussait en moi. J’ai décidé que la petite n’était que de moi, puisque de toutes façons il était impossible de déterminer si c’était l’un ou l’autre. 
C’est ainsi que je me suis octroyé le droit d’en disposer à ma guise. 

Je l’ai donnée avant même de la connaître. Sans savoir ce qu’il y avait dans la pochette surprise, j’ai décidé que je devais lui offrir une chance: celle de ne pas subir une mère irresponsable et névrosée. 
J’ai subi toute ma vie. Une mère qui n’était pas aimante, malgré des apparences trompeuses (elle était belle, souriante, elle avait réussi, elle me gâtait... mais je savais au fond de moi qu’elle ne m’aimait pas); un père absent, occupé à d’autres priorités, à d’autres femmes (je n’ai été pour lui qu’une femme parmi d’autres); des relations avec des femmes et des hommes de passage, avec l’impérieuse nécessité de faire des choix sexuels qui me lassaient ou m’angoissaient. 
Chaque expérience de ma vie a été un échec. A chacune, j’ai eu la sensation d’ôter une brique de la construction fine et fragile que j’étais et que j’avais réussi à maintenir debout malgré tout... Ma grossesse a été l’expérience la plus finie, la plus aboutie de toutes: elle a fini de faire voler en éclat l’état instable de ma pauvre existence. Elle a doublé ma sensation d’échec. 

Pourtant, j’ai la sensation de me sauver en la sauvant! 

En ce jour de 1966, où une infirmière dépose ma fille dans mes bras, je me sens parcourue d’un frisson si intense que je crois perdre la raison. Cette petite créature aux yeux bleus, au teint pâle et à la bouche violette sort de mon corps; mais pourtant c’est une inconnue, une étrangère. C’est le trésor de la pochette surprise. Un trésor que j’offre à une autre, en gage de ma rédemption envers la vie. 

J’ai tourné et retourné mon enfant, et l’ai regardée sous toutes ses coutures, principalement pour vérifier qu’elle n’avait pas une queue de cochon, et je l’ai rendue à l’infirmière. 

SN

1 commentaire:

  1. Et finalement l'accouchement de la machine à écrire s'est fait ensuite... ou c'était des jumeaux...?
    Très beau texte!

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