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jeudi 14 juillet 2011

Le goût des bananes frites

Ils sont arrivés dans l’école maternelle. L’institutrice s’est figée quand elle a dû montrer son cahier d’appel, puis ils sont allés chercher la directrice. Dans la classe, au milieu des enfants, détaillant sa fiche de renseignements, ils ont pointé du doigt une petite fille. 
- C’est elle. 
Elle, elle s’est arrêté de respirer. A trois ans, que comprend-on? 
La haine dans leur voix, dans leur regard. 
Une onde malsaine parcourt l’air. Elle frissonne, et avec elle tous les enfants, à l’unisson. 
Elle, différente. Joyeuse, joueuse, sérieuse. Comme tous les camarades. Et pourtant, différente. 
Quand ils quittent la salle, avec la promesse de revenir, elle reste inerte, avec l’envie de vomir, emprisonnée dans l’incompréhension. 
Sa maîtresse la prend sur ses genoux. 
Elle sent bon; elle sent... la maîtresse, le quotidien, les rituels, la routine. Que des idées rassurantes et claires.
Elles n’ont rien dit, elles ont juste partagé un ultime moment de tendresse et d’amour. 


Quand la porte de l’avion s’est ouverte, sa petite main dans la main de sa maman défaite, sur l’aéroport de Toussaint Louverture, elle a été happée par la chaleur. Elle s’est mise à transpirer immédiatement, et ces gouttelettes qui tombaient de ses joues sur sa robe lui ont fait peur. Maman, je pleure du visage, a-t-elle murmuré à sa mère, qui ne l’a pas écoutée. 
A la maison, il y a une cocotte minute, qui fait chauffer les aliments. On est arrivés dans une cocotte minute, a-t-elle pensé. 
Elle a posé le pied sur le tarmac, gênée par ses vêtements chauds. Autour d’elle, des dizaines de visages noircis par la cuisson en cocotte minute. 

La nuit, elle rêve de sa maison, de la douceur des draps, des flocons de neige qu’elle laisse tomber dans sa bouche, du chat en rond au pied de son lit, du vent dans les feuilles du pommier, des petits cailloux du chemin des écoliers qui mène à la maternelle. 
Elle se redresse dans un souffle. Au-dessus de sa tête, une tôle sombre amplifie l’écho des jets incessants de la pluie tropicale, et l’eau suinte jusqu’à sa couche. Elle est étalée, sans couverture, sans habits, sans plus de consistance. Elle s’est dissoute dans la peur et l’incompréhension. La sueur coule le long de ses bras, le long de ses jambes. Son corps tout entier pleure. 
Car il pleut, mais il fait toujours aussi chaud. 
Avant qu’elle ne s’endorme, ses sens se sont soudain aiguisés malgré elle: muette, les poings serrés, malgré son esprit recroquevillé sur lui-même, elle ne peut lutter contre l’invasion du dehors. 
De l’autre côté de sa cabane, une voix rauque chante: 
Wangòl o wale 
Kilè wa vini wèm ankò 
Wale 
Peyi a chanje 
Kilè wa vini wèm ankò 
Wale* 
Des braillements d’animaux se répétent sans cesse. De temps à autre, jaillissent des exclamations d’oiseaux en colère. L’odeur des bananes frites mêlées à une odeur métallique envahit ses narines. 
Partout, cette odeur de grillé. 
La lumière d’un soleil qui s’est rapproché de la terre se déverse dans la pièce. 
Et là, d’un coup, plus un bruit. 
Silence total. 
La peur. 
Et la nuit. Qui tombe. D’un coup. La nuit qui n’a même pas eu le temps de trébucher un peu. 
La fin du monde. 
Elle pleure en silence, et ses sanglots sont le seul bruit dans le néant de la cocotte minute. 
Et puis, la cocotte explose: Baaammm! Dans le noir profond, des grondements, des grognements, des déchirements. Puis des éclairs. Et la pluie, la pluie, la pluie... 
Les cris reprennent. La pluie. Ce ne sont pas les mêmes cris que le jour. La pluie. Des rires éclatent aussi. La pluie. Du vide a resurgi la vie. La pluie. 
Il pleut des bribes de mots hurlés en saccades créoles. 

La femme épluche les bananes vertes de ses mains salies par la peau et la pulpe dures. Elle les fait tremper dans le jus de citron et le sel, au soleil. Quand elles sont ramollies, elle les écrase avec une bouteille et les aplatit. Puis, elle les jette dans une gamelle d’huile bouillante. La petite suit des yeux les étapes. 
Timidement, elle approche sa main du bras noir de la femme, pour voir si le grillé s’en va, ou si elle est définitivement cuite. Son petit doigt blanc, qu’elle a mouillé, lisse la peau noire. C’est définitif. 
Va-t-elle devenir rôtie elle aussi? 
La femme lui sourit. Ses dents n’ont pas grillé. Elle lui dit des mots qu’elle ne comprend pas, pourtant, l’enfant ressent très fortement en elle quelque chose de familier, comme une idée de quotidien, de rituels, de routine. 
Elles restent toutes les deux, jusqu’à ce que les bananes soient frites. La femme en donne une à la petite. C’est chaud, salé, sucré, gras. 
C’est bon. 

Sophie NOËL
décembre 2010

* chant créole haïtien
Wangol motif de ma transe
Dieu à cheval sur ma chair
Tu te retires et tu m’abandonnes
Le paysage terni
A perdu mémoire des coloris saisonniers
À quand ton retour
Maintenant l’absence

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