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mardi 24 juin 2008

Celle qu'on n'a jamais vue et qui n'est pas née

Depuis bien longtemps, dans un pays du vieux monde, aux montagnes majestueuses et emplies de monastères, circule un conte intitulé «Celle qu’on n’a jamais vue et qui n’est pas née» .
Contrairement à ce à quoi on pourrait s’attendre quand on lit ce titre, l’histoire est celle d’un garçon. Un garçon un peu particulier puisqu’il passe toute son enfance, puis grandit, en rêvant d’épouser une jeune fille et pas n’importe laquelle: celle-là précisément, celle qu’on n’a jamais vue et qui n’est pas née. L’histoire dit que c’est sa mère qui lui a mis cette idée en tête – peut-être qu’elle se figurait qu’ainsi, il ne pourrait jamais se marier et la quitter? On l’ignore, mais il est vrai qu’on peut se poser la question – les mamans de garçons sont parfois comme ça. Ce que l’on sait, en revanche, c’est que ce garçon-là est de plus en plus déterminé au fur et à mesure qu’il grandit, qu’il choisit de n’aimer que celle qu’on n’a jamais vue et qui n’est pas née, et qu’adulte, il ne veut plus qu’une chose: la trouver pour ensuite pouvoir l’épouser.

Evidemment, vous l’imaginez bien, tout le problème de ce garçon, aussi décidé qu’il soit, c’est d’arriver à rencontrer sa promise, ce qui n’est pas une mince affaire – puisqu’elle est celle qu’on n’a jamais vue et qui n’est pas née! Il n’empêche, croyez-le ou non, il finit par y arriver – au milieu d’une forêt et après avoir voyagé dans de nombreux pays. Dès qu’il l’a rencontrée, sa chance tourne et malgré le piège que lui tend une affreuse vieille qui souhaiterait lui voir épouser sa fille (laide et méchante, la fille, autant que sa mère, comme de bien entendu), il convole finalement en justes noces avec sa bien aimée, qui déjoue la ruse des deux paysannes, le retrouve et ne le quittera plus.
Joli conte, belle histoire. N’est-ce pas?

Belle histoire – certes. Mais pas seulement. Un peu étonnante, aussi. En plusieurs aspects. Et du début à la fin…
Pour ce qui est de la fin, on note qu’à la différence des contes habituels, celui-ci ne se termine pas par «ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants» – alors qu’il ne fait pourtant aucun doute que c’est bien ce qui s’est passé. Ce qui s’est passé? Bien sûr – ou peut-être ce qui se passe, ou, pourquoi pas, ce qui va se passer, après tout, qui sait?
Car, il faut le savoir, le temps des contes n’est pas celui de la grammaire: ce qui s’y dit à l’imparfait ou au passé simple peut nous parler au présent ou au futur quand on sait écouter.
Le début du conte est également particulier puisqu’on n’y trouve pas le «il était une fois» des temps anciens. Ce qui veut donc dire, si on y réfléchit bien, que rien n’interdit de penser que le garçon est encore en train de chercher son aimée («il est une fois…»), voire de grandir («il sera une fois…»), et que la phrase finale reste à écrire: «ils vont être heureux et auront le nombre d’enfants qu’ils voudront!». Pourquoi pas? Tout est possible: l’avenir s’écrit tous les jours, y compris dans les contes…

En plus de son début et de sa fin, et même si je ne vous ai raconté ce conte que très brièvement, convenez avec moi que certains de ses ingrédients restent également assez mystérieux.
En premier lieu, l’héroïne, celle qui donne son titre au conte, celle qu’on n’a jamais vue et qui n’est pas née…
Pour ma part, à partir du moment où ce récit m’a été dit, je n’ai cessé de m’interroger sur elle – pas vous? Celle qu’on n’a jamais vue et qui n’est pas née. Car enfin, c’est du garçon qu’on nous raconte la vie et d’elle, le conte ne dit presque rien, elle n’apparaît qu’à la fin, quand son amoureux l’a enfin trouvée. Certes, du seul fait qu’il s’agit d’un conte, on comprend bien qu’elle est belle et courageuse. Que même, certainement, en beauté, elle surpasse toutes les femmes de son pays – que son miroir le lui dise ou non tous les matins (contrairement à ce que l’on croit, ce n’est parce que les miroirs réfléchissent qu’ils sont tous très malins) – et en courage, plus encore. Et que c’est bien pour toutes ces raisons que ce garçon assez brave et astucieux pour faire face aux épreuves qu’il trouvera sur sa route a conçu le désir de la conquérir. Mais qui est-elle et quelle a été sa vie avant de le rencontrer? Ne jamais avoir été vue et ne pas être née empêche-t-il donc d’avoir vécu? Pas que je sache, en tout cas certainement pas une jeune femme dont l’histoire dit qu’elle va un jour rencontrer l’homme qui sillonne le monde à sa recherche et l’épouser!
Mais là-dessus, il semble que le conte soit muet.

Ce qui voudrait donc dire que personne ne sait rien?
Eh bien non, ne croyez pas cela: quelqu’un sait. Et figurez-vous que vous avez de la chance, car il se trouve que ce quelqu’un, c’est moi.
Vous ne me croyez pas? Comme vous voudrez... Mais je vous dis, moi, que cette jeune fille-là, j’ai croisé son chemin et que je sais des bribes de son histoire. Et que si vous le souhaitez, je peux vous en dire quelques mots car elle m’en a donné la permission.
Ainsi, je sais par exemple, qu’avant d’être la ravissante jeune fille qui a rencontré le garçon parti à sa recherche (ou qui va le rencontrer, on ne sait pas trop), celle qu’on n’a jamais vue et qui n’est pas née n’était pas cette jeune fille, bien sûr – par définition, puisque la jeune fille est celle qu’on n’a jamais vue et qui n’est pas née – vous me suivez? Peu importe : je veux seulement vous dire que je sais de source sûre qu’avant cette époque, elle était une petite fille. Mieux, je sais qu’elle était une enfant très mignonne, dotée du talent de faire tourner la chance et d’un sourire qu’on ne pouvait plus oublier dès qu’on l’avait vu une fois et qui la faisait aimer – mais là, vous allez me dire qu’il y a un problème car qui pouvait bien l’avoir vu, son sourire? Ça, c’est une vraie question. D’ailleurs, elle-même se la posait souvent et la posait à tous les miroirs qu’elle croisait, et à juste titre – puisqu’elle était la petite fille qu’on n’a jamais vue et qui n’est pas née…
Et c’est vrai, elle l’était.
Mais dans la vie, les choses ne sont pas si simples et un destin ne se réduit pas à une phrase, même si celle-ci a deux verbes et même si les deux verbes s’accompagnent de deux auxiliaires et deux négations. Dans le pays où elle vit à présent, cette petite fille a surgi un jour et c’est un fait que personne ne l’y avait jamais vue et qu’elle n’y était pas née. Même sa maman – pouvez-vous croire une chose pareille? – ne l’avait jamais vue et elle n’en était pas née! Alors le jour où elle apparut, comprit-on seulement d’où elle venait? Non, bien sûr, pour le plus grand nombre. Pourtant, à ce stade les choses ne sont pas si compliquées: c’était tout simplement une petite fille qui venait d’un autre pays.

Mais bon, je ne suis pas stupide, je sais que vous allez vous esclaffer: quand on a dit ça, on n’a pas dit grand-chose… Et je ne peux pas vous contredire: dans cet autre pays, pour ce que l’on sait d’elle, il est vrai qu’elle a aussi surgi un jour quelque part où personne ne l’avait jamais vue et où elle n’était pas née. Je le sais, j’ai même des preuves: je détiens un papier où il est écrit que c’est dans la gare d’une grande ville qu’on l’a vue la première fois – ou qu’on ne l’a pas vue puisque personne n’a su d’où elle venait. Bref, dans cette gare, on ne l’y avait jamais vue et elle n’y était pas née. Comme ce n’est pas une chose facile à comprendre par tout le monde, que surgisse soudain une petite fille toute seule, qu’on n’a jamais vue et qui n’est pas née, en particulier dans une gare, on appela le juge et il écrivit une date de naissance sur un grand livre, en disant que sur les papiers il fallait être né et qu’une simple date, du moment qu’il lui ajoutait sa signature, allait lui changer la vie. Aucun doute, ça partait d’un bon sentiment: on peut penser que ce juge était un gentil monsieur, ou bien que c’était son travail – mais peut-être aussi que, tout simplement, il ne connaissait pas ce conte, ou qu’il ne l’aimait pas. En tout cas, il voulait qu’on soit né. Plus tard, d’autres personnes dans son genre ont fabriqué un papier pour elle, avec une photo, car il fallait également qu’on l’ait vue. Et avec ça, très contents, ils ont dit de la petite fille qu’elle ne serait plus celle qu’on n’a jamais vue et qui n’était pas née – comme si elle, elle voulait devenir quelqu’un d’autre… Mais non, bien sûr que non, ce n’était pas ce qu’elle souhaitait. Pour elle, cette date et cette photo et tous les tampons qui allaient avec ne présentaient aucun intérêt. D’ailleurs, les gens sensés la comprendront, car ils savent bien qu’il ne faut pas croire tout ce qui est écrit.
Et puis, de toute manière, la question de savoir qui on est ne peut être tranchée par un mot et une signature, même celle d’un juge; au mieux – ou au pire – elle est seulement décalée d’un cran. Car si l’on continue à remonter le temps, l’interrogation resurgit: avant le jour du grand livre, où était-elle, la petite fille qu’on n’avait jamais vue et qui n’était pas née? Et là, l’histoire se complique.

Car c’est vrai que sur la période d’avant les papiers et les signatures, personne n’a de certitude, même pas moi – et elle non plus, je crois. Mais au fond, peut-être que pour trouver la réponse, il suffit de réfléchir un peu. Où pouvait-elle bien être?
Ailleurs, je ne vois que ça.
Forcément, elle était ailleurs.
Et dans cet ailleurs ou ces ailleurs, je crois qu’elle surgissait aussi comme ça, à un endroit ou à un autre, avec son grand sourire courageux, puis qu’elle disparaissait et qu’on la retrouvait ensuite… ailleurs… dans une ville ou un village, dans une gare ou sur un chemin, quelque part où on ne l’avait jamais vue et où elle n’était pas née. Et je suis certaine d’une chose, c’est que partout, grâce à son sourire, elle se faisait aimer. Alors bien sûr, je me suis demandé pourquoi elle surgissait toujours dans ces ailleurs où personne ne l’avait jamais vue et où elle n’était pas née. J’ai mis longtemps à trouver la réponse qui, pourtant, est de l’ordre de l’évidence: c’est tout simplement parce qu’à chaque fois, son irruption donnait à plus de gens la chance de découvrir et d’admirer son merveilleux sourire – et de l’aimer. Qui pourrait avoir un porte-bonheur et ne pas avoir envie de le partager? Personne, bien sûr. Cette petite fille-là n’était pas faite pour naître et grandir au même endroit, elle devait promener sa chance. Y a-t-il meilleure explication? C’est tout bête au fond. Et une fois qu’on a mis le doigt dessus, on se demande vraiment comment on a pu ne pas comprendre immédiatement. Ça et le reste.
Car tout le reste en découle, bien sûr. Avant d’être cette petite fille-là, même si elle-même a eu du mal à le croire quand nous en avons parlé, il va de soi que celle qu’on n’a jamais vue et qui n’est pas née a été un bébé – mais un bébé qu’on n’a jamais vu et qui n’est pas né, forcément.
Vous me suivez toujours?
Bon, je peux imaginer que vous ayez un peu de mal, j’en ai eu aussi. Mais là, il va falloir que vous fassiez un effort car je ne vous en dirai pas plus.
Pourquoi?
Parce que c’est une toute autre histoire qu’il faudrait écrire pour expliquer comment un bébé peut venir dans le ventre d’une maman sans être vu et en sortir sans naître. Et je ne suis pas certaine qu’il soit nécessaire d’écrire cette histoire-là. Car après tout, si on l’écrivait, est-ce qu’on saurait alors tout de celle qu’on n’a jamais vue et qui n’est pas née? Non, bien sûr que non. Et puis la maman qui a eu dans son ventre celle qu’on n’a jamais vue et qui n’est pas née a le droit de vouloir qu’on ne sache pas tout, donc qui pourrait affirmer que l’histoire n’est pas incomplète? Personne, bien sûr. Et au fond, posez-vous la question: il n’existe personne sur qui on sache tout, même dans les contes. Et encore moins dans la vie : ni les enfants sur les parents, ni les parents sur les enfants… quoi qu’ils en croient! Ni vous sur moi, ni moi sur vous et mieux encore (ou pire, comme on veut): ni vous sur vous, ni moi sur moi! Et c’est heureux – car comment pourrait-on avoir du plaisir à lire ou écrire des histoires si on savait tout sur tout le monde?

Je ne vous dirai donc rien de plus sur celle qu’on n’a jamais vue et qui n’est pas née, si ce n’est une dernière chose, qui est celle-ci.
Je crois que le jour où la petite fille n’est pas née, son ange gardien a voulu organiser quelque chose de spécial pour ce bébé qui n’allait pas naître – là, je vois que je dois faire une parenthèse car vous vous demandez forcément comment un bébé qui ne va pas naître et qu’on ne verra jamais peut avoir un ange gardien. Eh bien, cela aussi, c’est facile à comprendre si on y rêve un peu : que sont les anges sinon des êtres qu’on n’a jamais vus et qui ne sont pas nés? La petite fille a eu un ange gardien tout de suite car pour les anges, sa situation n’avait rien que de très naturel. Probablement qu’elle a même eu un ange avant les autres bébés – elle a été des leurs de toute éternité et ils l’ont protégée avant même qu’elle n’existe.
Probablement que c’est aussi pour cette raison que l’ange a convoqué des fées en nombre – et même, car il a certainement voulu que ce soit une grande fête, des fées de plusieurs pays. Des fées qui parlaient plusieurs langues et tenaient des baguettes de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et d’autres couleurs encore, que seules les fées connaissent – et les petites filles, quand elles regardent courageusement dans les miroirs. Des fées qui décidèrent que même s’il ne naissait pas, ce bébé allait grandir, devenir une fillette ravissante puis une jeune fille superbe, qui irait parfois là où elle ne voulait pas mais aurait ensuite la chance d’aller là où elle voudrait, et même là où on ne l’avait jamais vue et où elle n’était pas née. Et je crois que comme ces fées venaient de partout, elles se sont mises d’accord pour dire que sur tous les chemins où irait l’enfant, elle ferait tourner la chance, la sienne et celle des autres, et qu’on l’aimerait immédiatement. Et que c’est dans ce but qu’elles lui ont donné cette arme universelle : ce sourire que personne ne peut jamais oublier.
Je crois aussi que ces fées du monde entier ont pensé à tout et qu’elles se sont entendues avec d’autres fées qui, à la même époque, un peu avant ou un peu après, peu importe (le temps des fées n’est pas le nôtre, pas plus que celui des anges), s’étaient penchées ou allaient se pencher sur le berceau d’un garçon beau et téméraire qui n’aurait ensuite plus qu’une idée en tête : rencontrer celle qu’on n’a jamais vue et qui n’est pas née.
La rencontrer pour la voir.
Et la voir pour l’aimer.

Mai 2008



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