Années 1950
Dilma habite avec sa famille au Brésil, dans un petit village de l’Amazonie. Ses parents, ses cinq frères et sœurs travaillent à la plantation de cacaoyers qui appartient à M. Da Silva, un riche propriétaire de la région. Dilma est la dernière de la fratrie. A dix ans, elle est trop jeune encore pour les accompagner. Mais curieuse et libre de ses mouvements en dehors des heures d’école, elle observe attentivement tout ce qui se passe autour d’elle: les cacaoyers qui poussent à l’ombre des grands hévéas, les gestes des ouvriers, la forêt vierge proche et dangereuse où il lui est interdit d’aller, les bêtes sauvages aperçues de loin, les oiseaux multicolores et bruyants, les serpents, les insectes impressionnants…
Les ouvriers se lèvent tôt le matin et, munis de machettes, vont cueillir les cabosses. Celles-ci sont ouvertes sur place, on en sort les fèves entourées d’une membrane blanche et visqueuse puis on les rapporte au village. On les étale par terre sous des feuilles de bananier. Elles sont nettoyées au bout de quelques jours et séchées au soleil. Pendant tout ce temps, elles sont souvent remuées. Une fois bien sèches, elles sont empaquetées dans de grands sacs en tissu et vendues à un Français.
Quand Dilma voit partir les sacs dans le camion à destination de la France, elle se pose beaucoup de questions. C’est comment la France? A l’école, elle a regardé sur la carte, c’est très loin, il faut traverser l’immense océan Atlantique. Et comment les fèves deviennent-elles du chocolat? Le Français leur offre de temps en temps des petits carrés fabriqués à partir de leur récolte. Et elle trouve cela délicieux. Elle a bien essayé de grignoter des fèves mais c’est immangeable!
Une idée folle germe peu à peu dans son esprit: et si elle allait en France en même temps que les fèves, pour voir?
Pendant plusieurs jours, elle observe le va-et-vient des camions, écoute les conversations. Elle apprend que les fèves sont chargées sur un gros bateau qui les emporte en France. Elle entend aussi parler des douaniers qui ne sont pas aimés, lui semble-t-il. A quoi ressemble donc un douanier? A un soldat, un policier? Elle hésite quelques jours puis se décide, prépare un petit sac avec des vêtements, une gourde d’eau, un peu de galette et de viande séchée, quelques fruits secs… Elle n’ose pas prendre des sous dans la cachette, tant pis, elle se débrouillera. Faut-il laisser un mot à ses parents? Ils vont s’inquiéter. Elle finit par leur écrire pour les rassurer sans trop en dire. Pas facile.
«Mes chers parents, je pars quelques jours car j’ai quelque chose d’important à faire. Je serai prudente, ne vous inquiétez pas. A bientôt. Votre fille qui vous aime. Dilma»
Elle profite de la nuit tombante et d’un moment d’inattention du chauffeur du camion pour se glisser au milieu des sacs entassés. Commence alors le long voyage. Sur les pistes défoncées, elle est secouée dans tous les sens. Elle a sommeil mais n’arrive pas à s’endormir, obsédée par cette question: Comment va-t-elle pouvoir monter sur le bateau sans se montrer?
A l’aube, le camion s’arrête. Le chauffeur s’est éloigné, elle ose regarder et voit un port, des énormes cargos qui attendent et l’empêchent de voir l’océan. Elle se faufile rapidement dehors pour faire ses besoins et remonte se cacher en vitesse. Le chauffeur revient et le camion repart lentement. Elle entend crier des hommes, la cargaison va être transportée sur le bateau. Vite, il faut descendre de la remorque, heureusement il fait encore sombre. Elle attend, réfugiée sous la cabine. Les ouvriers chargent les sacs sur leur dos et les portent dans l’embarcation puis ils se rassemblent pour faire une pause quand le camion est vide. Ils tournent le dos au port, le jour ne s’est pas encore levé, les lampadaires ne sont pas très puissants, c’est le moment d’y aller. Mais des soldats, les douaniers pense-t-elle, font les cent pas sur le quai. Elle attend qu’ils soient loin, ne regardent pas dans sa direction et se faufile discrètement, traverse la passerelle à quatre pattes et se jette littéralement sous une bâche sur le pont. Son cœur bat à tout rompre, elle a faim et soif, grignote, boit une gorgée et s’endort, épuisée.
Quand elle se réveille, elle a chaud et le bateau se balance, elle soulève la bâche et jette un regard: elle ne voit pas l’océan mais elle entend les vagues se briser contre la coque. Le soleil brille et le ciel est très bleu. Elle décide d’attendre la nuit pour se cacher dans un endroit plus sûr. La journée est longue, elle a soif, un peu mal au cœur. Sa gourde est presque vide, elle doit économiser l’eau. Il lui reste à manger mais elle n’a pas faim. Elle entend des va-et-vient sur le pont. Quelle chance que personne ne soulève la bâche!
L’obscurité revenue, elle sort de sa cachette pour se soulager mais y retourne bien vite quand elle aperçoit une silhouette se découper sur le ciel étoilé. Finalement, elle est plutôt en sécurité sous sa bâche. L’océan est calme, elle commence à s’habituer au roulis, mange, boit un peu et s’endort. La fraîcheur de la nuit lui fait du bien.
Le jour suivant, il pleut. Le bateau tangue beaucoup, elle est carrément malade, n’a plus soif mais froid. N’y tenant plus, elle sort de sa cachette quand elle entend:
«Mais que fais-tu là, gamin?»
Un jeune marin la regarde d’un air étonné mais pas méchant. Il semble la prendre pour un garçon avec ses cheveux courts et sa tenue. En une seconde elle décide de ne pas parler: ne pas faire savoir qui elle est, d’où elle vient et où elle veut aller… Advienne que pourra !
Il se présente, s’appelle Pablo et parle portugais, langue qu’elle comprend en plus de son dialecte natal. Il la questionne, elle ne répond pas.
«Reste caché sous la bâche, je vais t’apporter à manger, à boire et des médicaments contre le mal de mer.»
Il a un bon regard, elle pense pouvoir lui faire confiance. La traversée dure plusieurs jours, son protecteur vient de temps en temps s’assurer qu’elle va bien.
Depuis qu’il l’a découverte, Pablo est inquiet: que faire de cet enfant? Le livrer à la douane à l’arrivée? Il s’y refuse, se doutant combien la prise en charge par l’administration d’un jeune clandestin doit être traumatisante. Pourtant ne rien dire le met, lui, dans une situation illégale, il risque son emploi et peut-être même une forte amende, la prison… Après avoir tourné le pour et le contre dans sa tête pendant des heures, il se décide à parler au capitaine. C’est un homme un peu bourru mais juste et humain.
Il lui demande une entrevue et le voilà expliquant sa découverte. Le capitaine n’en croit pas ses oreilles et enchaîne les jurons comme à son habitude: «Mille millions de mille sabords… Un clandestin, il ne manquait plus que ça, un gamin en plus!»
Une fois calmé, il ordonne à Pablo d’amener l’enfant la nuit prochaine dans sa cabine pour éviter qu’un autre marin ne le voie. C’est ainsi que Dilma se retrouve en compagnie du capitaine, à l’abri des regards et bénéficiant d’un confort spartiate mais c’est bien mieux que sous une bâche.
Le capitaine est portugais, il lui expose la situation: «Tu es assez grand pour comprendre que tu es dans une situation irrégulière et nous aussi. Dis-nous d’où tu viens, pourquoi tu t’es enfui, où tu veux aller. On t’aidera autant qu’on peut mais on doit en savoir un peu plus sur toi…»
Pablo à son tour essaie de provoquer des confidences: «On va bientôt arriver, si tu ne dis rien, le capitaine risque de te livrer aux douaniers pour ne pas avoir de problèmes. Je pense que tu es brésilien et que tu comprends ce que je te dis, moi aussi je suis à moitié brésilien par mon père. Je pourrais être ton grand frère, ça me plairait bien d’avoir un petit frère courageux comme toi, aie confiance en moi!»
Dilma a de plus en plus de mal à rester muette. Les paroles de Pablo et sa gentillesse la touchent profondément. Et elle se met à raconter son aventure. Pablo est impressionné devant la détermination de cet enfant. A la fin, elle lui avoue qu’elle est une fille. «Eh bien, tu es sacrément courageuse!Il va en faire une tête, le capitaine, quand il va apprendre tout ça. Tu comprends qu’on est obligé de le mettre au courant pour chercher la meilleure solution?»
Elle comprend. Bien que le capitaine l’intimide beaucoup. Mais c’est lui le chef du bateau.
Effectivement, il en fait une tête quand il est informé. Après une bordée de jurons, il accepte la discussion. Pablo a une idée: «Dilma pourrait rester cachée sur le bateau le temps de l’escale et vous contacteriez le directeur de la chocolaterie qui achète les fèves provenant du village de la petite. Cette histoire le toucherait peut-être et il ferait jouer ses relations, qui sait?»
«Je n’ai jamais été dans une situation aussi rocambolesque! Que me fais-tu faire Dilma? Mais si ça ne marche pas, tu retourneras avec nous incognito et nous te ramènerons à ta famille, il y a moins de contrôles au Brésil, avec un peu de chance, on passera à travers les mailles du filet!»
Le lendemain, le bateau accoste dans une ville qui parait très grande. Dilma apprend que c’est Bordeaux, un important port de France où arrivent et partent de nombreuses marchandises.
A peine sont-ils arrivés que le capitaine prend rendez-vous avec l’entreprise Viagaronna, dont le nom est inscrit sur les sacs entreposés dans la soute du cargo. Par chance, l’usine n’est pas loin de Bordeaux. Quand il revient du rendez-vous, il réunit Pablo et Dilma et leur raconte son entrevue avec le patron de la chocolaterie. Ce dernier lui a semblé ému par l’histoire de Dilma et prêt à les aider. Mais il faut attendre… Pourvu qu’il puisse agir avant le départ du bateau, pourvu que tout cela ne tourne pas mal, pense le capitaine.
Une journée passe, angoissante. Le lendemain matin, le capitaine rentre en trombe dans sa cabine: «Ça y est, j’ai la réponse du directeur, je ne sais pas comment il s’est débrouillé mais il a obtenu un laissez-passer pour toi et il veut te voir, Dilma, et toi aussi, Pablo. Il va nous faire visiter son usine. C’est ce que tu voulais, Dilma?Voir ce que deviennent les fèves? Ensuite tu reviendras au Brésil avec nous en bateau. Tant qu’on ne sera pas rentrés, je ne serai pas tranquille!»
Dilma ne peut s’empêcher de pleurer de joie, d’émotion. Elle pense tout à coup très fort à sa famille: «Et mes parents, on peut les avertir que je vais bien?»
Pablo s’écrie: «Bien sûr, ils doivent être fous d’inquiétude. Quand on sera à l’usine, on demandera de faire passer le message au village.»
C’est ainsi que quelques heures plus tard, Dilma, munie de son laissez-passer, le capitaine et Pablo franchissent la douane sans problèmes et se rendent à la visite de la chocolaterie. Ils sont accueillis par le directeur en personne: «Je suis très heureux de faire ta connaissance, Dilma, et fier de voir ton intérêt pour la fabrication du chocolat. J’admire ton courage et ta détermination. Je pense que ton avenir est plein de promesses, en tout cas je le souhaite… Par contre, en grandissant, tu comprendras que l’on n’est pas toujours libre d’agir comme on le voudrait…»
Une jeune femme prend la suite du directeur et guide les visiteurs dans l’usine tout en expliquant les différentes phases de la fabrication du chocolat. Pablo traduit ses paroles au fur et à mesure afin que Dilma comprenne et prenne des notes sur le petit carnet qu’elle n’a pas manqué d’emporter! Elle gardera toute sa vie le souvenir émerveillé de sa visite et réalise combien la fabrication de ces petits carrés délicieux est complexe et délicate.
Ainsi elle apprend, non sans fierté, que les cacaoyers sont cultivés en Amérique du Sud depuis environ 3500 ans. Les Mayas et les Aztèques buvaient du cacao amer et l’utilisaient pour les cérémonies religieuses, dans la cuisine et comme monnaie d’échange. Les Espagnols ont découvert ce breuvage au XVIe siècle au moment de la conquête de l’Amérique. Ils y ont ajouté du sucre et de la vanille pour en enlever l’amertume. Elle apprend aussi que le Brésil est le premier producteur mondial de fèves.
Elle comprend pourquoi on étale les fèves sous les feuilles de bananier, à l’abri de la pluie, pendant plusieurs jours, en les remuant souvent: c’est la fermentation qui sert à développer leur arôme. Puis le séchage au soleil facilite la conservation avant la livraison à la fabrique de chocolat.
Dans son village, les planteurs vendent leur récolte à la coopérative locale qui la revend directement à la chocolaterie Viagaronna. Mais dans d’autres régions, il y a de nombreux intermédiaires entre la coopérative et l’usine de fabrication. Tout cela est un peu compliqué, néanmoins elle se rend compte que c’est mieux pour les planteurs d’éviter tous ces intermédiaires. Leur récolte est mieux payée.
En déambulant dans l’usine, à la suite de la guide, ils assistent aux différentes opérations à partir de l’arrivée des fèves:
- le tri pour éliminer celles qui sont abîmées;
- la torréfaction dans un four pour tuer les microbes et développer encore plus l’arôme, Delma aime beaucoup cette odeur;
- le concassage qui est un broyage grossier;
- le vannage pour séparer les éclats de chocolat (le grué) des enveloppes des fèves;
- le broyage, plus fin que le concassage; cela donne une pâte fluide qui est chauffée pour devenir liquide, on l’appelle la liqueur de cacao; le beurre de cacao est issu de cette liqueur; ce qui reste du broyage forme les tourteaux d’où est tiré le cacao en poudre.
Vient ensuite la phase de l’affinage: on ajoute certains ingrédients à la pâte de cacao.
- pour le chocolat noir, du sucre et du beurre de cacao,
- pour le chocolat au lait, du sucre, du beurre de cacao et du lait en poudre,
- pour le chocolat blanc, il n’y a pas de pâte de cacao mais seulement du beurre de cacao, du lait en poudre et du sucre.
Delma trouve cette opération passionnante, elle ne sait plus où donner de la tête: son nez est saturé de parfums divers, ses yeux s’extasient devant les mélanges aux textures et aux couleurs différentes, ses oreilles sont assourdies par le bruit des machines, elle a envie de toucher, de goûter, mais ça, c’est interdit!
Et ce n’est pas fini, restent:
- la phase du conchage: on chauffe la préparation en mélangeant pendant quelques heures ou quelques jours, ce qui favorise l’onctuosité et développe encore l’arôme;
- la phase du tempérage: on chauffe et on refroidit plusieurs fois le chocolat afin qu’il ait un bon aspect en refroidissant et durcissant, qu’il se démoule facilement et se conserve bien;
- enfin, les phases de moulage et d’emballage.
Une fois la visite terminée, Dilma, Pablo et le capitaine retournent sur le bateau, abasourdis par tout ce qu’ils ont appris et un peu écoeurés, il faut bien l’avouer, par les odeurs puissantes respirées pendant des heures. Dilma s’est appliquée à noter sur son petit carnet le plus de renseignements possible mais Pablo n’a pas toujours trouvé la traduction des mots techniques, aussi elle a écrit ces mots en français. Elle s’endort, épuisée.
Quand elle se réveille le lendemain matin, elle ne voit que l’océan en regardant par le hublot, elle est impatiente à présent de revoir sa famille, son village, de raconter toute son aventure. Mais il lui faut patienter encore quelques jours et supporter le roulis, les grosses vagues. Cette fois, elle est bien à l’abri dans la cabine du capitaine!
A l’arrivée au Brésil, les douaniers ne sont guère curieux devant cette fillette munie d’un laissez-passer français. Une voiture l’attend, conduite par le représentant de Viagaronna. Elle est accueillie dans son village comme une héroïne.
Années 1970
Dilma est maintenant une jeune femme mais toujours aussi déterminée. Elle a créé dans sa région natale une chocolaterie, la première au Brésil. C’est le jour de l’inauguration. Devinez quels sont les invités d’honneur? Pablo, le capitaine et le directeur de Viagaronna bien sûr!
Gislhaine