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lundi 1 mai 2023

Dilma et la chocolaterie

Années 1950 
Dilma habite avec sa famille au Brésil, dans un petit village de l’Amazonie. Ses parents, ses cinq frères et sœurs travaillent à la plantation de cacaoyers qui appartient à M. Da Silva, un riche propriétaire de la région. Dilma est la dernière de la fratrie. A dix ans, elle est trop jeune encore pour les accompagner. Mais curieuse et libre de ses mouvements en dehors des heures d’école, elle observe attentivement tout ce qui se passe autour d’elle: les cacaoyers qui poussent à l’ombre des grands hévéas, les gestes des ouvriers, la forêt vierge proche et dangereuse où il lui est interdit d’aller, les bêtes sauvages aperçues de loin, les oiseaux multicolores et bruyants, les serpents, les insectes impressionnants… 
Les ouvriers se lèvent tôt le matin et, munis de machettes, vont cueillir les cabosses. Celles-ci sont ouvertes sur place, on en sort les fèves entourées d’une membrane blanche et visqueuse puis on les rapporte au village. On les étale par terre sous des feuilles de bananier. Elles sont nettoyées au bout de quelques jours et séchées au soleil. Pendant tout ce temps, elles sont souvent remuées. Une fois bien sèches, elles sont empaquetées dans de grands sacs en tissu et vendues à un Français. 
Quand Dilma voit partir les sacs dans le camion à destination de la France, elle se pose beaucoup de questions. C’est comment la France? A l’école, elle a regardé sur la carte, c’est très loin, il faut traverser l’immense océan Atlantique. Et comment les fèves deviennent-elles du chocolat? Le Français leur offre de temps en temps des petits carrés fabriqués à partir de leur récolte. Et elle trouve cela délicieux. Elle a bien essayé de grignoter des fèves mais c’est immangeable! 
Une idée folle germe peu à peu dans son esprit: et si elle allait en France en même temps que les fèves, pour voir? 
Pendant plusieurs jours, elle observe le va-et-vient des camions, écoute les conversations. Elle apprend que les fèves sont chargées sur un gros bateau qui les emporte en France. Elle entend aussi parler des douaniers qui ne sont pas aimés, lui semble-t-il. A quoi ressemble donc un douanier? A un soldat, un policier? Elle hésite quelques jours puis se décide, prépare un petit sac avec des vêtements, une gourde d’eau, un peu de galette et de viande séchée, quelques fruits secs… Elle n’ose pas prendre des sous dans la cachette, tant pis, elle se débrouillera. Faut-il laisser un mot à ses parents? Ils vont s’inquiéter. Elle finit par leur écrire pour les rassurer sans trop en dire. Pas facile. 
«Mes chers parents, je pars quelques jours car j’ai quelque chose d’important à faire. Je serai prudente, ne vous inquiétez pas. A bientôt. Votre fille qui vous aime. Dilma» 
Elle profite de la nuit tombante et d’un moment d’inattention du chauffeur du camion pour se glisser au milieu des sacs entassés. Commence alors le long voyage. Sur les pistes défoncées, elle est secouée dans tous les sens. Elle a sommeil mais n’arrive pas à s’endormir, obsédée par cette question: Comment va-t-elle pouvoir monter sur le bateau sans se montrer? 
A l’aube, le camion s’arrête. Le chauffeur s’est éloigné, elle ose regarder et voit un port, des énormes cargos qui attendent et l’empêchent de voir l’océan. Elle se faufile rapidement dehors pour faire ses besoins et remonte se cacher en vitesse. Le chauffeur revient et le camion repart lentement. Elle entend crier des hommes, la cargaison va être transportée sur le bateau. Vite, il faut descendre de la remorque, heureusement il fait encore sombre. Elle attend, réfugiée sous la cabine. Les ouvriers chargent les sacs sur leur dos et les portent dans l’embarcation puis ils se rassemblent pour faire une pause quand le camion est vide. Ils tournent le dos au port, le jour ne s’est pas encore levé, les lampadaires ne sont pas très puissants, c’est le moment d’y aller. Mais des soldats, les douaniers pense-t-elle, font les cent pas sur le quai. Elle attend qu’ils soient loin, ne regardent pas dans sa direction et se faufile discrètement, traverse la passerelle à quatre pattes et se jette littéralement sous une bâche sur le pont. Son cœur bat à tout rompre, elle a faim et soif, grignote, boit une gorgée et s’endort, épuisée. 
Quand elle se réveille, elle a chaud et le bateau se balance, elle soulève la bâche et jette un regard: elle ne voit pas l’océan mais elle entend les vagues se briser contre la coque. Le soleil brille et le ciel est très bleu. Elle décide d’attendre la nuit pour se cacher dans un endroit plus sûr. La journée est longue, elle a soif, un peu mal au cœur. Sa gourde est presque vide, elle doit économiser l’eau. Il lui reste à manger mais elle n’a pas faim. Elle entend des va-et-vient sur le pont. Quelle chance que personne ne soulève la bâche! 
L’obscurité revenue, elle sort de sa cachette pour se soulager mais y retourne bien vite quand elle aperçoit une silhouette se découper sur le ciel étoilé. Finalement, elle est plutôt en sécurité sous sa bâche. L’océan est calme, elle commence à s’habituer au roulis, mange, boit un peu et s’endort. La fraîcheur de la nuit lui fait du bien. 
Le jour suivant, il pleut. Le bateau tangue beaucoup, elle est carrément malade, n’a plus soif mais froid. N’y tenant plus, elle sort de sa cachette quand elle entend: 
«Mais que fais-tu là, gamin?» 
Un jeune marin la regarde d’un air étonné mais pas méchant. Il semble la prendre pour un garçon avec ses cheveux courts et sa tenue. En une seconde elle décide de ne pas parler: ne pas faire savoir qui elle est, d’où elle vient et où elle veut aller… Advienne que pourra ! 
Il se présente, s’appelle Pablo et parle portugais, langue qu’elle comprend en plus de son dialecte natal. Il la questionne, elle ne répond pas. 
«Reste caché sous la bâche, je vais t’apporter à manger, à boire et des médicaments contre le mal de mer.» 
Il a un bon regard, elle pense pouvoir lui faire confiance. La traversée dure plusieurs jours, son protecteur vient de temps en temps s’assurer qu’elle va bien. Depuis qu’il l’a découverte, Pablo est inquiet: que faire de cet enfant? Le livrer à la douane à l’arrivée? Il s’y refuse, se doutant combien la prise en charge par l’administration d’un jeune clandestin doit être traumatisante. Pourtant ne rien dire le met, lui, dans une situation illégale, il risque son emploi et peut-être même une forte amende, la prison… Après avoir tourné le pour et le contre dans sa tête pendant des heures, il se décide à parler au capitaine. C’est un homme un peu bourru mais juste et humain. 
Il lui demande une entrevue et le voilà expliquant sa découverte. Le capitaine n’en croit pas ses oreilles et enchaîne les jurons comme à son habitude: «Mille millions de mille sabords… Un clandestin, il ne manquait plus que ça, un gamin en plus!» 
Une fois calmé, il ordonne à Pablo d’amener l’enfant la nuit prochaine dans sa cabine pour éviter qu’un autre marin ne le voie. C’est ainsi que Dilma se retrouve en compagnie du capitaine, à l’abri des regards et bénéficiant d’un confort spartiate mais c’est bien mieux que sous une bâche. 
Le capitaine est portugais, il lui expose la situation: «Tu es assez grand pour comprendre que tu es dans une situation irrégulière et nous aussi. Dis-nous d’où tu viens, pourquoi tu t’es enfui, où tu veux aller. On t’aidera autant qu’on peut mais on doit en savoir un peu plus sur toi…» 
Pablo à son tour essaie de provoquer des confidences: «On va bientôt arriver, si tu ne dis rien, le capitaine risque de te livrer aux douaniers pour ne pas avoir de problèmes. Je pense que tu es brésilien et que tu comprends ce que je te dis, moi aussi je suis à moitié brésilien par mon père. Je pourrais être ton grand frère, ça me plairait bien d’avoir un petit frère courageux comme toi, aie confiance en moi!»
Dilma a de plus en plus de mal à rester muette. Les paroles de Pablo et sa gentillesse la touchent profondément. Et elle se met à raconter son aventure. Pablo est impressionné devant la détermination de cet enfant. A la fin, elle lui avoue qu’elle est une fille. «Eh bien, tu es sacrément courageuse!Il va en faire une tête, le capitaine, quand il va apprendre tout ça. Tu comprends qu’on est obligé de le mettre au courant pour chercher la meilleure solution?» 
Elle comprend. Bien que le capitaine l’intimide beaucoup. Mais c’est lui le chef du bateau. 
Effectivement, il en fait une tête quand il est informé. Après une bordée de jurons, il accepte la discussion. Pablo a une idée: «Dilma pourrait rester cachée sur le bateau le temps de l’escale et vous contacteriez le directeur de la chocolaterie qui achète les fèves provenant du village de la petite. Cette histoire le toucherait peut-être et il ferait jouer ses relations, qui sait?» 
«Je n’ai jamais été dans une situation aussi rocambolesque! Que me fais-tu faire Dilma? Mais si ça ne marche pas, tu retourneras avec nous incognito et nous te ramènerons à ta famille, il y a moins de contrôles au Brésil, avec un peu de chance, on passera à travers les mailles du filet!» 
Le lendemain, le bateau accoste dans une ville qui parait très grande. Dilma apprend que c’est Bordeaux, un important port de France où arrivent et partent de nombreuses marchandises. 
A peine sont-ils arrivés que le capitaine prend rendez-vous avec l’entreprise Viagaronna, dont le nom est inscrit sur les sacs entreposés dans la soute du cargo. Par chance, l’usine n’est pas loin de Bordeaux. Quand il revient du rendez-vous, il réunit Pablo et Dilma et leur raconte son entrevue avec le patron de la chocolaterie. Ce dernier lui a semblé ému par l’histoire de Dilma et prêt à les aider. Mais il faut attendre… Pourvu qu’il puisse agir avant le départ du bateau, pourvu que tout cela ne tourne pas mal, pense le capitaine. 
Une journée passe, angoissante. Le lendemain matin, le capitaine rentre en trombe dans sa cabine: «Ça y est, j’ai la réponse du directeur, je ne sais pas comment il s’est débrouillé mais il a obtenu un laissez-passer pour toi et il veut te voir, Dilma, et toi aussi, Pablo. Il va nous faire visiter son usine. C’est ce que tu voulais, Dilma?Voir ce que deviennent les fèves? Ensuite tu reviendras au Brésil avec nous en bateau. Tant qu’on ne sera pas rentrés, je ne serai pas tranquille!» 
Dilma ne peut s’empêcher de pleurer de joie, d’émotion. Elle pense tout à coup très fort à sa famille: «Et mes parents, on peut les avertir que je vais bien?» Pablo s’écrie: «Bien sûr, ils doivent être fous d’inquiétude. Quand on sera à l’usine, on demandera de faire passer le message au village.» 
C’est ainsi que quelques heures plus tard, Dilma, munie de son laissez-passer, le capitaine et Pablo franchissent la douane sans problèmes et se rendent à la visite de la chocolaterie. Ils sont accueillis par le directeur en personne: «Je suis très heureux de faire ta connaissance, Dilma, et fier de voir ton intérêt pour la fabrication du chocolat. J’admire ton courage et ta détermination. Je pense que ton avenir est plein de promesses, en tout cas je le souhaite… Par contre, en grandissant, tu comprendras que l’on n’est pas toujours libre d’agir comme on le voudrait…» 
Une jeune femme prend la suite du directeur et guide les visiteurs dans l’usine tout en expliquant les différentes phases de la fabrication du chocolat. Pablo traduit ses paroles au fur et à mesure afin que Dilma comprenne et prenne des notes sur le petit carnet qu’elle n’a pas manqué d’emporter! Elle gardera toute sa vie le souvenir émerveillé de sa visite et réalise combien la fabrication de ces petits carrés délicieux est complexe et délicate. 
Ainsi elle apprend, non sans fierté, que les cacaoyers sont cultivés en Amérique du Sud depuis environ 3500 ans. Les Mayas et les Aztèques buvaient du cacao amer et l’utilisaient pour les cérémonies religieuses, dans la cuisine et comme monnaie d’échange. Les Espagnols ont découvert ce breuvage au XVIe siècle au moment de la conquête de l’Amérique. Ils y ont ajouté du sucre et de la vanille pour en enlever l’amertume. Elle apprend aussi que le Brésil est le premier producteur mondial de fèves. 
Elle comprend pourquoi on étale les fèves sous les feuilles de bananier, à l’abri de la pluie, pendant plusieurs jours, en les remuant souvent: c’est la fermentation qui sert à développer leur arôme. Puis le séchage au soleil facilite la conservation avant la livraison à la fabrique de chocolat. 
Dans son village, les planteurs vendent leur récolte à la coopérative locale qui la revend directement à la chocolaterie Viagaronna. Mais dans d’autres régions, il y a de nombreux intermédiaires entre la coopérative et l’usine de fabrication. Tout cela est un peu compliqué, néanmoins elle se rend compte que c’est mieux pour les planteurs d’éviter tous ces intermédiaires. Leur récolte est mieux payée. 
En déambulant dans l’usine, à la suite de la guide, ils assistent aux différentes opérations à partir de l’arrivée des fèves: 
- le tri pour éliminer celles qui sont abîmées; 
- la torréfaction dans un four pour tuer les microbes et développer encore plus l’arôme, Delma aime beaucoup cette odeur; 
- le concassage qui est un broyage grossier; 
- le vannage pour séparer les éclats de chocolat (le grué) des enveloppes des fèves; 
- le broyage, plus fin que le concassage; cela donne une pâte fluide qui est chauffée pour devenir liquide, on l’appelle la liqueur de cacao; le beurre de cacao est issu de cette liqueur; ce qui reste du broyage forme les tourteaux d’où est tiré le cacao en poudre. 
Vient ensuite la phase de l’affinage: on ajoute certains ingrédients à la pâte de cacao. 
- pour le chocolat noir, du sucre et du beurre de cacao, 
- pour le chocolat au lait, du sucre, du beurre de cacao et du lait en poudre, 
- pour le chocolat blanc, il n’y a pas de pâte de cacao mais seulement du beurre de cacao, du lait en poudre et du sucre. 
Delma trouve cette opération passionnante, elle ne sait plus où donner de la tête: son nez est saturé de parfums divers, ses yeux s’extasient devant les mélanges aux textures et aux couleurs différentes, ses oreilles sont assourdies par le bruit des machines, elle a envie de toucher, de goûter, mais ça, c’est interdit! 
Et ce n’est pas fini, restent: 
- la phase du conchage: on chauffe la préparation en mélangeant pendant quelques heures ou quelques jours, ce qui favorise l’onctuosité et développe encore l’arôme; 
- la phase du tempérage: on chauffe et on refroidit plusieurs fois le chocolat afin qu’il ait un bon aspect en refroidissant et durcissant, qu’il se démoule facilement et se conserve bien; 
- enfin, les phases de moulage et d’emballage. 
Une fois la visite terminée, Dilma, Pablo et le capitaine retournent sur le bateau, abasourdis par tout ce qu’ils ont appris et un peu écoeurés, il faut bien l’avouer, par les odeurs puissantes respirées pendant des heures. Dilma s’est appliquée à noter sur son petit carnet le plus de renseignements possible mais Pablo n’a pas toujours trouvé la traduction des mots techniques, aussi elle a écrit ces mots en français. Elle s’endort, épuisée. 
Quand elle se réveille le lendemain matin, elle ne voit que l’océan en regardant par le hublot, elle est impatiente à présent de revoir sa famille, son village, de raconter toute son aventure. Mais il lui faut patienter encore quelques jours et supporter le roulis, les grosses vagues. Cette fois, elle est bien à l’abri dans la cabine du capitaine! 
A l’arrivée au Brésil, les douaniers ne sont guère curieux devant cette fillette munie d’un laissez-passer français. Une voiture l’attend, conduite par le représentant de Viagaronna. Elle est accueillie dans son village comme une héroïne. 

Années 1970
Dilma est maintenant une jeune femme mais toujours aussi déterminée. Elle a créé dans sa région natale une chocolaterie, la première au Brésil. C’est le jour de l’inauguration. Devinez quels sont les invités d’honneur? Pablo, le capitaine et le directeur de Viagaronna bien sûr! 

Gislhaine 

dimanche 30 avril 2023

Le dernier banquet

Eliane aimait beaucoup cuisiner et recevoir. Elle organisait un dîner une fois par mois et mettait les petits plats dans les grands. Quand on lui demandait quelle était sa spécialité, elle répondait qu’elle n’en avait aucune sauf celle de préparer un plat pour la première fois. Les méchantes langues diraient que ses convives étaient des cobayes. Pour ses amis, elle était comme Moïse conduisant son peuple élu vers la Terre promise, celle où coulent le lait et le miel. Ils suivaient leur guide les yeux fermés: la surprise était toujours succulente. 
Elle organisait ses repas autour de thèmes. Le blanc – et tous les plats de l’entrée au dessert étaient blancs – la mer – et même le mets sucré recelait un ingrédient marin. Bref, c’était original et savoureux. 
Cependant, Eliane hésitait à prendre des risques, à servir une spécialité très exotique, à inventer une recette mêlant des ingrédients qui à sa connaissance n’avaient pas encore été mariés. 
Ce dîner était prévu de longue date. Impossible de décommander ses invités, ce serait quasi criminel, sa renommée en prendrait un coup, ses amis – elle le savait – salivaient depuis des jours et prenaient des paris… 
Or, elle ne se sentait pas bien. Cela faisait des jours qu’elle était patraque, elle avait ignoré ses symptômes, n’était surtout pas allée se faire tester par crainte du résultat, l’obligeant, qui sait, à annuler son dîner alors que cela faisait deux ans qu’ils avaient été privés des banquets. Car c’était à un banquet que, cette fois-ci, elle avait invité onze amis. Une belle tablée – où la vaisselle et la décoration devaient participer au faste – toutes proportions gardées, Eliane n’ayant pas les moyens ni financiers ni de domesticité de Louis XIV! 
Elle dut renoncer aux mets prévus: terrine de homard; cailles flambées à l’armagnac; profiteroles au chocolat... 
Trop longs, trop compliqués, trop minutieux. 
Elle n’avait pas l’énergie. Elle sentait la migraine arriver, son nez se boucher, bientôt elle n’aurait plus ni odorat ni goût. 
Alors, elle misa sur la cuisine exotique, avec ses épices et ses légumes sautés pendant deux ou trois minutes, le lait de coco et les pâtes de curry. Elle composa son menu rapidement: soupe de lentilles rouges, curry de poisson sauce thaïe, baklavas. Eliane hésita: le menu n’avait pas d’unité, mais tant pis. 
Elle se mit en cuisine sans tarder, s’affola alors que d’ordinaire rien ne l’ébranlait, jamais elle n’était en retard, établissant un compte à rebours des étapes à faire. Mais ce jour-là, tout lui parut difficile, lent, elle gâcha un paquet de pâte filo en ratant ses premiers baklavas; chercha pendant 20 minutes son pot de graines de nigelle pour finalement devoir les remplacer par du poivre. Se trompa dans les proportions et dut refaire une soupe, réduisant le nombre de gousses d’ail car elle en avait besoin pour le plat principal. Heureusement, elle connaissait par cœur la recette de poisson thaïe, c’était un de ses plats fétiches, Eliane était persuadée que ses amis en avaient déjà mangé, mais que faire? Elle perdait la tête, suait à grosses gouttes, courait d’un coin à l’autre de la cuisine, ouvrait et fermait ses placards, ses tiroirs, fouillait dans son stock d’épices, lisait et relisait les recettes, se précipitait dans le salon dresser la table, sortait les amuse-gueules qu’elle avait réalisés plus tôt, alignait les bouteilles d’alcool. Il fallait qu’elle soit prête 20 minutes avant l’arrivée des convives, pour prendre une douche, passer une robe, se brosser les cheveux, mettre une paire de boucles d’oreille, enfiler ses bagues qu’elle retirait toujours pour cuisiner. 
Enfin, tout fut prêt, la soupe embaumait, la sauce de curry frémissait, attendant le lait de noix de coco puis les morceaux de poisson qui seraient ajoutés à la toute fin. Les baklavas refroidissaient sur la desserte. Eliane goûta la soupe. La trouva chaude. Fronça les sourcils. Goûta de nouveau. Avait-elle oublié le cumin? L’ail? Cette soupe n’avait aucun goût. 
On sonna. Eliane alla ouvrir la porte comme on va à Canossa. Un par un, ils arrivèrent. Pas un ne manqua à l’appel. Ils lui apportèrent les mignardises pour accompagner le café et le thé, des fleurs, des livres… des cadeaux qu’Eliane pensa ne pas mériter. Pas ce soir. Fallait-il les prévenir que son dîner était raté? 
Elle ne dit rien. Comme d’habitude, ils la couvrirent d’éloges. Contrairement à l’habitude, elle eut envie de disparaître dans un trou de souris. Ils aimèrent beaucoup la soupe de lentilles rouges, demandèrent la recette. 
Puis, elle servit le plat de résistance. Et sut avant même de goûter au plat – ce que hélas elle n’avait pas fait avant de servir – que c’était immangeable. Tous les regards étaient braqués sur elle, les fourchettes levées, à mi-chemin entre l’assiette et la bouche. Il avait suffi d’une seule bouchée. 
— Hmm, hmm, toussota l’un d’eux, c’est original, mais comment dire… 
Eliane porta à ses lèvres une fourchetée avec précaution, s’attendant au pire. Le curry était infect: elle avait confondu le lait de coco pour plats salés avec le lait concentré sucré. 
La défaite était totale, sa réputation ruinée. 
Vatel s’est bien suicidé parce que sa commande de poisson n’était pas arrivée à temps, songea-t-elle. 

Anne

samedi 29 avril 2023

Poulet, riz...

Depuis ce jour où elle s’était réveillée à l’hôpital, épuisée, désorientée, surprise, elle refusait de manger en dehors de chez elle. 

Elle hésitait à accepter les invitations de ses amis, de sa famille ou, pire encore, à aller au restaurant. Elle pensait qu’elle allait mourir. Elle savait que la nourriture pouvait être son ennemie. Elle s’isolait. 
Elle savait que, pour elle, la validité de l’équation manger égale danger était bien démontrée. Elle était un électron libre au pays de la gastronomie, la table n’était plus synonyme de joie. Elle se sentait exclue de toutes ces conversations banales qui tournaient toujours autour de la nourriture. 
Son médecin chinois lui avait conseillé de se contenter de deux aliments: le poulet et le riz. Chez elle, tout allait bien. Elle cuisait son poulet au four, sans rien, ou à la vapeur et elle mangeait du riz à l’eau, juste assaisonné d’un peu de sel. Rien à voir avec les explosions de saveurs associées à la cuisine chinoise qu’elle avait tant aimée, avant, ni avec le parfum subtil des herbes de Provence. 
Parfois, son palais se souvenait. Il lui semblait sentir les plats mijotés avec amour par sa maman et l’eau lui venait à la bouche. D’autres fois, lorsqu’elle s’approchait d’un restaurant asiatique, elle sentait dans son corps le souvenir des épices caractéristiques, sa bouche se rappelait comment les pousses de soja craquaient sous ses dents ou encore combien elle aimait la texture des Ha-Kao et autres raviolis gyoza. 
Elle ne s’alimentait plus pour vivre, mais pour survivre. Riz, poulet, jour après jour, repas après repas. Plus de surprise, plus d’envie, le néant: le riz blanc, le poulet blanc. Elle savait sa vie à ce prix-là. Elle avait en effet failli la perdre à cause d’un excès de gourmandise. C’était quelques mois auparavant, dans un grand restaurant, avec des amis. 
La fameuse soirée avait pourtant bien commencé. Avec sa bande de copains, ils avaient décidé de fêter les anniversaires du mois dans un grand restaurant. Ils travaillaient tous maintenant et ils pouvaient bien, une fois dans l’année, céder à la folie des prix astronomiques pour goûter aux plaisirs de la gastronomie française dans un restaurant 3 étoiles au guide Michelin. Elle avait étudié la carte avec soin. Elle avait toujours su que pour elle, certains plats étaient dangereux, elle maîtrisait. Elle était experte pour débusquer les allergènes dans les menus. Elle renonçait aux plats en sauce pour éviter l’huile d’arachide. Elle connaissait par cœur les principes des allergies croisées et savait que pour elle, les fruits à coque représentaient un danger. De plus, elle évitait les légumineuses que l’allergologue avait jugées risquées en raison de leur proximité génétique avec l’arachide: pas de lupin, pas de petits pois, pas de soja, pas de lentilles. 
Longtemps, ces interdits lui avaient laissé encore une marge confortable pour découvrir de nouvelles saveurs et varier les plaisirs de la table. Elle était également protégée par le stylo injecteur qui la suivait partout, au cas où. Elle aimait partager un bon repas avec sa garde rapprochée. Elle aimait aussi aller au restaurant avec sa bande. Elle n’avait aucune raison de s’en priver. 
Ils avaient décidé de réserver chez P., le restaurant le plus coté de la région, dont le chef était réputé partout en France. Ils s’étaient retrouvés en ville et avaient parcouru à pied les quelques mètres qui les séparaient du parking du restaurant. En effet, ils avaient craint que leurs voitures ne fassent tache au milieu des berlines de luxe. Un maître d’hôtel les avait accueillis. Il était très prévenant, proposant d’accrocher les manteaux de ces dames, de porter les vestes de ces messieurs, de déposer leur sac à main au vestiaire, de les servir, toujours souriant et traitant chaque membre de leur groupe comme s’il était un être exceptionnel. 
Une table de six couverts les attendait. L’ambiance était feutrée, les distances entre les convives étudiées pour que les conversations ne s’entendent pas d’une table à l’autre. 
Ils avaient découvert le menu. Son nom faisait rêver, comme celui des plats: Voyage sensoriel en 10 haltes*: 

Les prémices 
L’écume glisse sur la coquille 
Verdeur fondante 
Ballade entre jardins et sous-bois 
Racines immortelles 
Ortu maritimu 
Sur le chemin de Diane ou Casser la croûte 
Crémeux de coumarine 
Les vergers du levant 
Le bonbon ébène ou Les larmes de Bacchus ou Nid d’abeille ou Monochrome 

Ces plats étaient de belles invitations au voyage, mais… rien ne laissait deviner leur composition. Elle pensa à Baudelaire qui avait sans doute inspiré le nom du menu: «Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté». 
Elle était rassurée, «calme et volupté», rien à craindre, «ordre et beauté», elle était à l’abri. Elle était en France, dans un grand restaurant. Pas d’arachide en vue. 
Elle voulait savourer ce menu gastronomique, à la fois poétique et mystérieux. Cependant, il lui fallait le comprendre… Tous acceptèrent de se prêter au jeu des devinettes pour les différents plats proposés. Elle avait beaucoup à dire sur chaque ligne du menu. 
Les prémices, il devait s’agir de mises en bouche. Comment le chef avait-il envisagé de sublimer de simples bouchées apéritives? Quels ingrédients envoûtants avait-il utilisés pour les confectionner? Il fallait sans doute que ses propositions soient de nature à ouvrir l’appétit. Il n’y aurait pas d’arachide, pas de pain carré nappé d’un beurre trop lourd à digérer. Elle s’imagina dégustant des lamelles de légumes goûteux, voire de quelque fruit extraordinaire et rare. Elle ne pouvait envisager ces «prémices» que verts et craquants, un peu comme les premiers fruits de la terre aux premiers jours du printemps. 
Le deuxième plat était beaucoup plus évocateur. L’écume glisse sur la coquille. Il y aurait de la mousse légère et une coquille. Les fruits de la mer. Elle se demanda si le menu tout entier cherchait à respecter les quatre éléments: terre, eau, air et feu… Si tel était le cas, il y avait ici déjà trois éléments car l’écume n’est que la forme visible de l’air. Elle imagina une coquille St Jacques sur une écume blanche. 
Venait enfin la verdeur fondante. C’était plus joli que verdure, mais sans doute un peu semblable. Quelques feuilles ou des légumes verts fondants, comme pour une compotée de poireaux, en mieux! De quoi fondre de plaisir en tout cas et apprécier les légumes. 
En lisant l’intitulé suivant, Ballade entre jardins et sous-bois, elle sentit l’odeur fraîche des sous-bois et celle sucrée des jardins fleuris. Elle ne parvint pas à imaginer quelles fleurs le chef avait sélectionnées pour accompagner des champignons, des chanterelles, certainement. Elle préférait les appeler ainsi, plutôt que girolles, mot qu’elle trouvait moins poétique. Il existait de nombreuses fleurs comestibles: lavande, rose, soucis, pensées, violettes… mais les saveurs de chacune étaient très différentes. Il pouvait aussi bien s’agir de fleurs de courgettes ou d’acacias. Elle était impatiente de découvrir le plat. Ses papilles seraient-elles assez performantes pour détecter le bon champignon et la bonne fleur si elle fermait les yeux? 
Lorsqu’elle relut la ligne suivante, elle ne put s’empêcher d’exprimer son étonnement. Racines immortelles. Cela lui évoquait l’hélichryse dont elle connaissait les bienfaits. On l’appelait aussi la plante à curry. Elle ne s’attendait pas à manger du curry dans un restaurant 3 étoiles, elle avait cependant appris que, les chefs aimaient maintenant allier les saveurs du monde pour réinventer les recettes locales. Curry donc, mais certainement pas comparable au mélange indien! Sa curiosité était piquée. 
L’intitulé suivant n’évoqua rien. Ortu maritimu. Maritime, d’accord. Un poisson donc, mais Ortu? De quoi pouvait-il bien s’agir? Elle n’avait aucune culture piscicole et ne pouvait imaginer l’animal qui se cachait sous cette appellation. Autour de la table, personne ne parvint à faire des propositions, ils calaient déjà! 
Le menu était riche. Si elle avait bien compté, lorsqu’elle aurait à choisir entre Casser la croûte et Sur le chemin de Diane, elle serait encore loin des desserts, alors qu’elle aurait déjà goûté six mets différents. Sans aucune hésitation, elle prendrait Diane, en hommage à Plaisance et à la ferme de son grand-père, même si, pour l’auteur du menu, seul son titre de duchesse du Valentinois expliquait son apparition. Sa réserve de chasse, à quelques kilomètres de là, qui était moins prestigieuse, confirmait que Diane chassait: elle imagina donc un gibier. 
Avec le crémeux de coumarine, elle pensa qu’elle aurait droit à une sorte de potage ou de consommé. Son voisin de droite, féru de botanique, lui expliqua que le tonka était le fruit du Teck et que l’arbre poussait aux Caraïbes. La fève, parfois appelée coumarine, était comestible, mais il ne savait pas comment elle se mangeait. Elle le remercia pour ses explications avant de poursuivre sa lecture imagée. Elle sourit à l’idée que le chef allait vraiment la faire voyager. Après les sous-bois et la mer, une escale était prévue dans les eaux chaudes de l’Atlantique. Le titre du menu avait été choisi avec soin. 
Plus que deux plats. Les vergers du levant. Cela sonnait comme un nom de salade de fruits, or son ami expliqua qu’un fruit ressemblant à une mandarine était appelé «fruit du soleil levant». Il s’agissait probablement de ce fruit, le satsuma. La plupart des convives étaient de son avis à elle et envisageaient plutôt un mélange de fruits exotiques présentés comme un tableau de maître qu’une banale tranche de mandarine, même mise en valeur avec élégance. 
Les noms des trois desserts étaient très énigmatiques. Tout le monde s’accorda pour dire qu’il y avait du vin dans les larmes de Bacchus, du chocolat dans le bonbon ébène, du miel, voire du miel en brèche dans le Nid d’abeille. Mais que pouvait dissimuler le Monochrome? Elle choisit de se laisser surprendre par la couleur unique de ce dessert. 

Pour se rassurer tout à fait sur l’absence de tout danger dans ce délicieux voyage, elle consulta l’inventaire à la Prévert des ingrédients pour débusquer les éventuels allergènes: 
Chevreuil, Banon, Gingembre, Ris de veau, Cèpe, Saint Pierre, Poire Williams, Chou, Valériane, Mimolette, Maïs, Vanille de Tahiti, Cédrat, Myrte, Amande, Chocolat, Huitre, Cresson, Jasmin, Boulot, Sésame noir, Figue, Mélilot, Thon, Grué de cacao, Vin Jaune, Café, Bourgeon de sapin, Salsifis, Saké, Yuzu, Criste marine, Mezcal, Bergamote, Shiso vert, Saint Marcellin, Feuille de câpres, Capucine, Échalote, Carotte, Whisky Curry, Poire, Cire d’abeille, Poivre Voatsiperifery, Menthe, Mûre, Miel, Raisin… 
Elle n’y trouva qu’un seul danger: les amandes. Jusqu’ici, elle n’avait jamais réagi aux fruits à coque. Pourquoi le ferait-elle aujourd’hui? Elle estima par conséquent qu’il était inutile d’interroger le chef pour connaître la composition de chacun des plats. 
Le sommelier leur apporta la carte des vins. Tout était parfait. Ils se régalaient. Malgré des associations parfois déconcertantes, le goût et les saveurs étaient toujours au rendez-vous. Tout le repas était resté dans sa mémoire, jusqu’au dessert. 
Elle revoyait la serveuse, dans son uniforme impeccable. Le chef qui était venu leur demander s’ils étaient satisfaits. Les va-et-vient du personnel s’affairant auprès de chaque table, anticipant les moindres désirs apportant les précisions nécessaires à une dégustation idéale. Des explications sur la cuisson, les ingrédients. C’était un délice pour les papilles et une nourriture pour l’esprit. La serveuse avait posé le dessert devant elle. Elle avait porté la cuillère à sa bouche. À partir de là, c’était le trou noir. 
Elle s’était réveillée à l’hôpital. Le médecin lui avait dit : «œdème angioneurotique, Madame, vous l’avez échappé belle. Vous êtes hyper allergique à plein de choses, il faudra faire attention à votre alimentation». Il n’avait rien proposé d’autre. Poussée par ses amis, elle s’était rendue chez un praticien de médecine chinoise qui l’avait considérée dans sa globalité avant de décréter: il ne vous reste que le poulet et le riz. 
Son remède était tellement radical qu’elle n’aurait jamais pu l’imaginer: elle se sentait comme un aveugle privé de couleurs. Elle devait renoncer à la nourriture car pour elle, c’était un poison.  

FAA


*Ce menu, comme l’inventaire à la Prévert qui le suit, a été copié sur le site de la Maison Pic, à Valence et consulté pour la dernière fois le 6 novembre 2022

vendredi 28 avril 2023

Régime

Marie-Louise n’avait pas une bonne santé depuis plusieurs années et souffrait de cholestérol et d’hypertension. Elle était soumise à un régime pauvre en sel, en matières grasses et avait dû modifier sa façon de cuisiner au quotidien: pas de sel, légumes vapeur, viandes maigres, fromages 0%. Son mari, Raymond, avait dû s’habituer mais se permettait tout de même quelques écarts tandis que Marie-Louise résistait courageusement devant le saucisson que Raymond sortait tous les soirs après la soupe de légumes sans lard. 
Elle aimait beaucoup recevoir sa famille et ses amis. Elle continuait donc de temps en temps à préparer ses bons petits plats habituels pour le bonheur de partager et de faire plaisir. Dans ces moments-là, elle ne respectait pas tout à fait le régime mais restait tout de même raisonnable. Un jour, elle eut un œdème pulmonaire dont elle réchappa par miracle. Après quelques jours d’hôpital, elle revint à la maison fortement diminuée, sans forces, le teint grisâtre, le visage tout ridé. Elle qui avait été une mamie fraîche et soucieuse de sa personne se négligeait et ne s’intéressait plus à rien. 
Comme elle n’avait pas la force de cuisiner, Raymond prit le relais. Jusque-là, il n’avait guère mis les pieds dans le domaine de Marie-Louise. A cette époque-là et dans ce genre de famille paysanne traditionnelle, les rôles entre hommes et femmes étaient bien distincts: pour les hommes, les travaux à l’extérieur, pour les femmes, la marche de la maison, l’éducation des enfants, mais au cas où elles se seraient ennuyées, se rajoutaient le soin aux animaux de la ferme et les coups de main ponctuels aux hommes. 
Elle le laissa investir sa cuisine avec amertume mais avait-elle le choix ? Lui, en pleine forme et débrouillard, apprit très vite et avec un certain plaisir à concocter des repas tout à fait mangeables. Au fil des jours, il lui demandait de moins en moins de conseils et cherchait de nouvelles recettes dans le livre de cuisine. 
Elle se garda bien de lui parler du régime, il oublia les conseils du médecin et prépara des plats en sauce, des fritures, des desserts à la crème. Le plateau de fromages fut à nouveau garni de camembert moelleux, de comté odorant, de picodons bleutés. La nourriture correctement salée n’était plus insipide. 
Tous deux se régalaient, Marie-Louise n’avait plus que ce plaisir-là et Raymond était heureux de la voir manger de bon appétit. Ils prirent tous deux quelques kilos. Cependant, le docteur s’étonnait que le résultat des analyses de sang ne soient pas meilleurs. Marie-Louise et Raymond ne pipaient mot. Hélas Marie-Louise en paya le prix: elle fut terrassée par un AVC au bout de deux années de plaisirs retrouvés. 

1/11/2022 
Marie

jeudi 27 avril 2023

L'hypocondriaque

Magali ferma doucement la porte de la chambre puis se dirigea d’un pas vif vers la cuisine. Une fois de plus elle se rappela pourquoi elle était devenue infirmière au lieu de s’inscrire à l’école Ferrandi. «Travailler dans un restaurant, c’est trop dur. Surtout pour une fille», lui avait-on martelé. Comme si travailler dans un hôpital était moins dur! Or, ses parents croyaient aux médicaments et ne mangeaient que pour s’alimenter. Pendant longtemps, Magali avait avalé la pitance maternelle sans rechigner, ne la trouvant pas plus mauvaise que celle de la cantine. Jusqu’au jour où son amie Clara l’avait invitée à passer une semaine de vacances dans sa famille, quelque part dans le Lot. Elle en était revenue avec cinq kilo et la certitude que pendant douze ans, elle avait raté le plus grand plaisir qui existât sur terre. Le père de Clara était un cuisinier hors pair. Il passait ses vacances sur les marchés et dans sa cuisine. Il disait que cuisiner le détendait. 
De retour chez elle, Magali s’était transformée en critique gastronomique. Sa mère récoltait une mauvaise note après l’autre. Deux ans plus tard, elle l’avait chassée de la cuisine et s’était mise aux fourneaux après avoir expédié ses devoirs d’école. 
À présent, Magali tentait de concilier sa passion et son métier. Et répétait : les meilleurs médicaments se trouvent dans les assiettes. 
À l’hôpital, impossible de remplacer les comprimés par des petits plats. Heureusement, à la maison, elle avait le patient idéal: Gaël était un jeune homme de son âge, hypocondriaque selon Magali qui cependant ne le disait pas, se contentant de mitonner les médicaments que Gaël avalait sans se poser de questions, croyant à la vertu de ses ordonnances. Il allait mieux, toujours. Cependant il aimait tellement les soins de Magali qu’il tombait de nouveau malade: la morosité cédait la place à la migraine laquelle était remplacée par des troubles intestinaux qui immanquablement entraînaient une baisse dramatique de sa libido, laquelle réapparaissait miraculeusement après quelques tisanes. Magali se perfectionnait: les épices, les théories du chaud et du froid, les médecines ayurvédique, chinoise, zoroastrienne, l’équilibre acido-basique, les régimes crétois, «tout viande» ou «tout cru», sans gluten ou sans laitages, les idéologies végétarienne ou végétalienne, le miel dans tous ses états… Elle avait de quoi faire et d’ailleurs elle passait ses trajets maison-hôpital plongée dans les livres de recettes commentées. Récemment, elle avait découvert la gastronomie coréenne, ses plats fermentés, le kombucha, le kimchi et autres délices qui la plaçaient dans le Top 5 des cuisines ultra-saines. 
Gaël était un cobaye parfait pour les expérimentations culinaires de Magali. Il ne s’en plaignait pas. Cependant, Magali était ennuyée: elle était infirmière, les médicaments, quelle que soit leur forme, devaient guérir et non prolonger les maladies. Or, Gaël ne guérissait pas. Au contraire, son état maladif devenait chronique. Il avalait tout ce qu’elle lui présentait, était assez sagace pour guérir des maux que Magali avait combattus avec son plat spécial. Mais il n’en restait pas moins qu’un autre trouble se manifestait. Bientôt, il resterait alité, ne se réveillant que pour accueillir le plateau repas. Malade imaginaire contemporain, Gaël s’était livré tout entier à la science culinaire de Magali. Elle n’arrivait pas à sortir de ce dilemme. Arrêter de cuisiner? Cesser toute nouvelle expérience gastronomique? Lui démontrer par A + B que toutes ses maladies étaient le fruit de son imagination? L’envoyer chez un psy au lieu de lui faire boire des décoctions aux vertus antidépressives? 
Magali en avait un peu assez de son patient chronique: elle doutait même de sa cuisine curative, car Gaël était un faux malade et, peut-être, un vrai gastronome qui n’osait pas le dire. Tout ça à cause de sa mère, avait compris Magali. Celle-ci adorait soigner son fils qui tombait malade pour lui faire plaisir, avait-il expliqué à Magali, pour l’avoir à lui tout seul, pour, tout simplement, qu’elle s’occupe de lui alors que c’était sinon une mère distante, glaciale, même. 
Magali n’avait aucune envie de remplacer la mère de Gaël. Elle n’était pas glaciale, elle. Gaël n’avait pas besoin de créer des maladies pour qu’elle l’aime, le dorlote, le nourrisse. Magali se sentait prise au piège, elle avait peur d’avoir déclenché chez Gaël un amour perverti. 
Elle allait devoir prendre une décision radicale. Mais laquelle? 

Anne

mercredi 26 avril 2023

Bronchite

Enfant, je souffrais de bronchite tous les hivers. J’avais alors une forte fièvre pendant quelques jours, mal à la poitrine quand je respirais. A l’époque, l’un des remèdes consistait à me poser sur le thorax des cataplasmes (à la farine de moutarde, me semble-t-il me souvenir) qui m’arrachaient des larmes tellement ça chauffait. 
Mais le pire, c’étaient les piqûres que mon père me faisait dans la fesse. Pas la peine de demander les soins d’une infirmière, il savait piquer les lapins, il arriverait bien à piquer sa fille! Il avait cependant demandé au médecin de lui expliquer à quel endroit précis il fallait enfoncer l’aiguille. Et quand je l’entendais monter l’escalier en bois qui menait à la chambre, je me crispais et évidemment, l’aiguille avait du mal à rentrer dans la fesse. 
L’autre remède préconisé par le docteur Fabre, c’était la viande rouge à peine cuite, pour me donner des forces. Problème: je n’arrivais pas l’avaler. Je la mastiquais longtemps, faisais une boulette dans ma bouche et c’était tout. Cela agaçait mes parents et si l’on me brusquait, c’était encore pire. 
Aussi, ils avaient acheté un mini pressoir dans lequel le steak juste saisi à la poêle était écrasé (et non haché). Quelques cuillérées de jus rougeâtre en sortaient que ma mère me servait sur une purée de pommes de terre où elle avait creusé un petit cratère. 
Je ne me souviens pas que la couleur m’ait indisposée, j’aimais l’odeur de viande grillée, j’aimais faire des dessins avec ma fourchette sur le volcan comme je l’appelais, la lave descendait sur les pentes et se répandait dans la vallée et finalement je dégustais toute mon assiettée. Pas besoin de mâcher, j’avais dans la bouche cette consistance lisse que j’aimais avec le bon goût de la pomme de terre et du jus de viande. Ma mère n’avait pas besoin de me dire: «Finis tout, c’est bon pour la santé!» 

1/11/2022 
Marie

vendredi 2 septembre 2022

Effondrée

L’appel qu’elle reçut de M. Percepied ce jour-là tombait mal. L’été débutait et son activité de guide touristique s’annonçait florissante. Les prochaines semaines seraient entièrement prises par son travail... L’adjoint avait bien insisté: elle devait venir à St-Jean-le-Thomas dès que possible, avant qu’il ne soit trop tard. 
Entendre la voix de M. Percepied au téléphone l’avait figée, interrompant toute activité. Les paroles qu’il avait prononcées avec son accent normand avaient rapidement brouillé son esprit. Elle était incapable d’articuler le moindre mot. Pourtant il attendait une réponse, mais il finit par raccrocher sans l’obtenir. Elle resta avec le téléphone en main et le regard dans le vide. 
Mélanie Saint-Aubert était propriétaire d’une petite maison héritée de ses grands-parents. Elle n’aimait pas cette maison, cet endroit. A sa majorité, en 2012, ne sachant pas trop quoi en faire, elle avait décidé de la louer à des touristes désireux de visiter la région. Elle recourait aux services d’une entreprise dont le slogan était «on s’occupe de tout». C’était exactement ce qu’il lui fallait. De cette façon, la jeune Mélanie avait trouvé comment maintenir cet endroit à bonne distance. 
Les documents officiels envoyés à l’adresse parisienne de Mélanie mentionnaient: «une maison située 23, route de la corniche, St-Jean-le-Thomas, Manche (50)». Le couperet de l’administration était tombé en octobre dernier: la maison ne pouvait plus être occupée. Les documents qu’elle avait reçus expliquaient en substance que c’était inévitable. Mélanie resta songeuse. Cette histoire était bien la preuve de la force inéluctable de la nature. 
La nuit qui suivit le coup de fil, au milieu de son insomnie, Mélanie finit par le reconnaitre : elle devrait bel et bien se rendre sur place une dernière fois. Dès lors qu’elle admit que la décision s’imposait à elle, elle demanda à son assistant d’annuler ses rendez-vous des prochaines vingt-quatre heures. «Je dois m’absenter pour des raisons familiales. Je serai de retour jeudi.» Elle n’eut pas le courage de lui donner plus d’explications. Son assistant ne lui connaissait pourtant pas de famille. 
Elle prit le premier train pour Granville. Hagarde, elle pensait profiter du voyage pour récupérer les quelques heures de sommeil qui lui manquaient. Elle se fraya un chemin dans la gare bondée de voyageurs débutant leurs vacances. Malgré l’heure matinale, des familles chargées de bagages étaient montées dans son wagon. Les enfants, aux yeux cernés, piaillaient d’impatience. Les parents leur expliquaient l’ordre des arrêts, l’impossible compression du temps. 
Accéder à un lieu différent nécessitait toujours un temps précieux et Mélanie n’avait pas l’habitude de le gâcher, elle qui ne pouvait compter que sur elle-même. Assise dans ce train ce matin-là, les bras ballants, incapable de travailler ou de s’occuper de quelconque manière, elle regardait sans joie ce spectacle familial. Le parfum de l’enfance et le temps des grandes vacances qui s’étalaient autour d’elle la remplissaient de tristesse. 
Au terminus, le taxi l’attendait devant la gare. Elle lui donna l’adresse exacte. Très rapidement, elle n’en put plus de ce bonhomme, de son véhicule inconfortable et de sa radio hurlante, sans toutefois avoir la force de lui demander de couper le son. Le blabla qui émergeait des enceintes empêchait tout embryon de discussion. C’était bien mieux ainsi. 
Le journal local était posé sur la banquette. Il titrait «Baie du Mont St Michel: effondrement de la falaise imminent! Quel impact pour le tourisme?».
Le brouillard s’empara à nouveau de son esprit. C’était comme une chute de tension: le vide dans son buste, les fourmillements dans les mains, la tête dans un étau. Elle ferma les yeux et essaya de concentrer son esprit sur n’importe quoi qui serait agréable. Elle ne trouva rien. 
Croyant bien faire, elle avait contacté Monsieur Percepied avant Noël pour être sûre que la lettre qui lui annonçait la démolition de la maison était bien réelle. Il lui avait expliqué par le menu les détails bureaucratiques qui avait occupé le conseil municipal. Elle avait entendu quelques bribes: «expropriation», «loi littoral», «danger», «risques», «souvenirs». «Madame Saint Aubert, il est désormais impossible de compter sur la falaise sur laquelle la maison a été construite. Comprenez que les vents puissants effritent la roche depuis trop longtemps.». La mort rôdait. 
Tout à coup, elle fut tirée de sa torpeur: le taxi prit brutalement à droite la route de la corniche puis accéléra pour maintenir une vitesse acceptable dans cette côte raide. Mélanie sentit son corps menu s’enfoncer au fond du siège. Sa tête bascula légèrement en arrière pour se poser sur l’appui-tête. Sa main droite cramponnait la poignée, malgré les fourmis qui gagnaient ses doigts. La maison était en haut de la côte. 
Elle régla la course et demanda au chauffeur de venir la chercher au même endroit dans une heure. Elle n’en aurait pas pour plus longtemps. «Juste le temps pour casser une croûte», lui balança par la vitre le chauffeur. Comme si elle pouvait avaler quelque chose! Le taxi partit en trombe, laissant à Mélanie l’odeur de ses gaz d’échappement. Une nausée la submergea. 
Une fois dehors, une brise marine salua Mélanie en lui caressant doucement le visage. D’abord tiède, la brise marine parcourut ses mollets. Un vent frais souleva légèrement sa robe. Les tilleuls au bord de la route frissonnaient. Les forces de la nature essayaient de l’envoûter. Elle résistait. 
Face à elle s’étendait la baie du Mont Saint-Michel. Elle fut prise d’un vertige face à ce spectacle. Les touristes du monde entier étaient unanimes: il fallait avoir visité ce site au moins une fois dans sa vie! Pour Mélanie, cet endroit n’était que malheur. 
A l’est, culminait une abbaye construite pour rappeler le culte voué à un homme qui se disait fils de Dieu deux mille ans plus tôt. Navrée, Mélanie se demandait comment ils pouvaient être aussi crédules. «La nature finira bien par balayer ce tas de pierres», pensa-t-elle. 
La maison était située en contrebas. Un panneau criard «attention, risques d’éboulements» prévenait tout promeneur de l’imminence du danger. Elle s’aventura tout de même, maintenant qu’elle était là, elle ne pouvait plus reculer. 
Il fallait descendre l’étroit sentier des douaniers sur environ 150 mètres. La petite maison aux volets rouges avait été construite à quelques mètres de la falaise. «Quelle idée!» songea Mélanie. Sa main droite tremblait en tournant la clé qui ouvrait le portillon. Laissant la maison sur la gauche, elle fit quelques pas jusqu’au muret qui offrait une vue sur la baie. Mélanie ne s’approcha pas trop: la sensation de hauteur lui donnait le vertige. L’estomac noué, elle recula en cherchant à s’asseoir sur le perron. 
Le contact de la pierre chaude sur ses fesses lui procura un semblant de détente et de réconfort. Il était midi. Elle regardait le paysage qui s’offrait à elle mais elle distinguait mal les détails tant la lumière était aveuglante. Comment pouvait-il faire si chaud dans ce coin de France? «Orienté plein sud», dit-elle en grognant. Elle chercha nerveusement sa gourde dans son sac à dos et but une gorgée d’eau tiédie par l’atmosphère estivale. 
Elle appellerait bientôt Monsieur Percepied pour lui dire qu’elle avait récupéré «des souvenirs de famille», comme il le préconisait. Elle ne comprenait pas vraiment la combinaison de ces deux mots concernant cette maison. 
Sous ses yeux, la baie s’étendait au sud et à l’est, brassée constamment par le cycle de la marée. La masse d’eau allait et venait, transformant irrémédiablement le paysage deux fois par jour. Les variations subtiles de couleurs dans une palette de gris, de beige, d’argenté, de sable, de jaune, de blanc, d’ocre, de noir, trouvaient leur origine dans la désagrégation des matières en présence. La puissance des éléments forçait l’admiration : la désintégration était le résultat d’un mouvement constamment à l’œuvre, le vent prenait le relais de l’eau lorsqu’elle s’échappait et inversement. Comme si en des temps immémoriaux, les éléments s’étaient ligués contre la matière, conformément à la volonté de la Lune, opérant une attraction, de sorte que les habitants de la Terre se remémorent son existence. 
Prenant une grande inspiration, elle trouva la volonté de se lever pour entrer dans la maison. «Plus vite ce sera terminé, mieux ce sera.» La vieille porte en bois n’avait qu’une seule serrure. Elle lui résista. La sueur perlait de son front. Elle jura et tapa avec son pied le bas de la porte. «Laissez-moi entrer», grommela-t-elle en s’adressant aux éléments qui avaient voilé la porte. 
Dès la porte ouverte, la sensation de fraîcheur qui régnait dans la maison lui parcourut le corps. C’était comme si les vieilles pierres inertes diffusaient aux humains qui entraient ici la fraîcheur puisée dans la falaise. Une désagréable odeur de renfermé lui parvint aux narines: elle reconnaissait cette odeur! 
Elle balaya d’un geste cette pensée et fit quelques pas dans la maison. Le sol était partout carrelé de tommettes rouge carmin disposées en diagonale des murs beige de la pièce à vivre de la maison. Mélanie, oppressée, décida d’ouvrir la fenêtre qui donnait sur la baie. Soudain, une bourrasque s’engouffra dans la pièce repoussant Mélanie à l’intérieur. 
Malgré le bruit du courant d’air Mélanie perçut le bruit de verre cassé. Elle sursauta, poussa un petit cri, se retourna, surprise par le fracas et étourdie par le vent qui continuait à entrer dans la pièce. Son regard se posa sur un coin de mur plus blanc, au sol: un cadre tombé, au verre brisé. Machinalement, elle se baissa pour le ramasser et découvrit la photo noir et blanc d’un couple. Un homme et une femme en maillot de bain, en arrière-plan, la baie. 
Mélanie retourna la photo et lit: «Marie et Philippe, emportés par la marée un soir de l’automne 96». Elle laissa couler les larmes sur ses joues. Ce fut le seul souvenir qu’elle emporta ce seul souvenir, la photo de ses parents qu’elle n’avait pas eu la chance de connaître, ou si peu. 


Miss Pop