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samedi 29 avril 2023

Poulet, riz...

Depuis ce jour où elle s’était réveillée à l’hôpital, épuisée, désorientée, surprise, elle refusait de manger en dehors de chez elle. 

Elle hésitait à accepter les invitations de ses amis, de sa famille ou, pire encore, à aller au restaurant. Elle pensait qu’elle allait mourir. Elle savait que la nourriture pouvait être son ennemie. Elle s’isolait. 
Elle savait que, pour elle, la validité de l’équation manger égale danger était bien démontrée. Elle était un électron libre au pays de la gastronomie, la table n’était plus synonyme de joie. Elle se sentait exclue de toutes ces conversations banales qui tournaient toujours autour de la nourriture. 
Son médecin chinois lui avait conseillé de se contenter de deux aliments: le poulet et le riz. Chez elle, tout allait bien. Elle cuisait son poulet au four, sans rien, ou à la vapeur et elle mangeait du riz à l’eau, juste assaisonné d’un peu de sel. Rien à voir avec les explosions de saveurs associées à la cuisine chinoise qu’elle avait tant aimée, avant, ni avec le parfum subtil des herbes de Provence. 
Parfois, son palais se souvenait. Il lui semblait sentir les plats mijotés avec amour par sa maman et l’eau lui venait à la bouche. D’autres fois, lorsqu’elle s’approchait d’un restaurant asiatique, elle sentait dans son corps le souvenir des épices caractéristiques, sa bouche se rappelait comment les pousses de soja craquaient sous ses dents ou encore combien elle aimait la texture des Ha-Kao et autres raviolis gyoza. 
Elle ne s’alimentait plus pour vivre, mais pour survivre. Riz, poulet, jour après jour, repas après repas. Plus de surprise, plus d’envie, le néant: le riz blanc, le poulet blanc. Elle savait sa vie à ce prix-là. Elle avait en effet failli la perdre à cause d’un excès de gourmandise. C’était quelques mois auparavant, dans un grand restaurant, avec des amis. 
La fameuse soirée avait pourtant bien commencé. Avec sa bande de copains, ils avaient décidé de fêter les anniversaires du mois dans un grand restaurant. Ils travaillaient tous maintenant et ils pouvaient bien, une fois dans l’année, céder à la folie des prix astronomiques pour goûter aux plaisirs de la gastronomie française dans un restaurant 3 étoiles au guide Michelin. Elle avait étudié la carte avec soin. Elle avait toujours su que pour elle, certains plats étaient dangereux, elle maîtrisait. Elle était experte pour débusquer les allergènes dans les menus. Elle renonçait aux plats en sauce pour éviter l’huile d’arachide. Elle connaissait par cœur les principes des allergies croisées et savait que pour elle, les fruits à coque représentaient un danger. De plus, elle évitait les légumineuses que l’allergologue avait jugées risquées en raison de leur proximité génétique avec l’arachide: pas de lupin, pas de petits pois, pas de soja, pas de lentilles. 
Longtemps, ces interdits lui avaient laissé encore une marge confortable pour découvrir de nouvelles saveurs et varier les plaisirs de la table. Elle était également protégée par le stylo injecteur qui la suivait partout, au cas où. Elle aimait partager un bon repas avec sa garde rapprochée. Elle aimait aussi aller au restaurant avec sa bande. Elle n’avait aucune raison de s’en priver. 
Ils avaient décidé de réserver chez P., le restaurant le plus coté de la région, dont le chef était réputé partout en France. Ils s’étaient retrouvés en ville et avaient parcouru à pied les quelques mètres qui les séparaient du parking du restaurant. En effet, ils avaient craint que leurs voitures ne fassent tache au milieu des berlines de luxe. Un maître d’hôtel les avait accueillis. Il était très prévenant, proposant d’accrocher les manteaux de ces dames, de porter les vestes de ces messieurs, de déposer leur sac à main au vestiaire, de les servir, toujours souriant et traitant chaque membre de leur groupe comme s’il était un être exceptionnel. 
Une table de six couverts les attendait. L’ambiance était feutrée, les distances entre les convives étudiées pour que les conversations ne s’entendent pas d’une table à l’autre. 
Ils avaient découvert le menu. Son nom faisait rêver, comme celui des plats: Voyage sensoriel en 10 haltes*: 

Les prémices 
L’écume glisse sur la coquille 
Verdeur fondante 
Ballade entre jardins et sous-bois 
Racines immortelles 
Ortu maritimu 
Sur le chemin de Diane ou Casser la croûte 
Crémeux de coumarine 
Les vergers du levant 
Le bonbon ébène ou Les larmes de Bacchus ou Nid d’abeille ou Monochrome 

Ces plats étaient de belles invitations au voyage, mais… rien ne laissait deviner leur composition. Elle pensa à Baudelaire qui avait sans doute inspiré le nom du menu: «Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté». 
Elle était rassurée, «calme et volupté», rien à craindre, «ordre et beauté», elle était à l’abri. Elle était en France, dans un grand restaurant. Pas d’arachide en vue. 
Elle voulait savourer ce menu gastronomique, à la fois poétique et mystérieux. Cependant, il lui fallait le comprendre… Tous acceptèrent de se prêter au jeu des devinettes pour les différents plats proposés. Elle avait beaucoup à dire sur chaque ligne du menu. 
Les prémices, il devait s’agir de mises en bouche. Comment le chef avait-il envisagé de sublimer de simples bouchées apéritives? Quels ingrédients envoûtants avait-il utilisés pour les confectionner? Il fallait sans doute que ses propositions soient de nature à ouvrir l’appétit. Il n’y aurait pas d’arachide, pas de pain carré nappé d’un beurre trop lourd à digérer. Elle s’imagina dégustant des lamelles de légumes goûteux, voire de quelque fruit extraordinaire et rare. Elle ne pouvait envisager ces «prémices» que verts et craquants, un peu comme les premiers fruits de la terre aux premiers jours du printemps. 
Le deuxième plat était beaucoup plus évocateur. L’écume glisse sur la coquille. Il y aurait de la mousse légère et une coquille. Les fruits de la mer. Elle se demanda si le menu tout entier cherchait à respecter les quatre éléments: terre, eau, air et feu… Si tel était le cas, il y avait ici déjà trois éléments car l’écume n’est que la forme visible de l’air. Elle imagina une coquille St Jacques sur une écume blanche. 
Venait enfin la verdeur fondante. C’était plus joli que verdure, mais sans doute un peu semblable. Quelques feuilles ou des légumes verts fondants, comme pour une compotée de poireaux, en mieux! De quoi fondre de plaisir en tout cas et apprécier les légumes. 
En lisant l’intitulé suivant, Ballade entre jardins et sous-bois, elle sentit l’odeur fraîche des sous-bois et celle sucrée des jardins fleuris. Elle ne parvint pas à imaginer quelles fleurs le chef avait sélectionnées pour accompagner des champignons, des chanterelles, certainement. Elle préférait les appeler ainsi, plutôt que girolles, mot qu’elle trouvait moins poétique. Il existait de nombreuses fleurs comestibles: lavande, rose, soucis, pensées, violettes… mais les saveurs de chacune étaient très différentes. Il pouvait aussi bien s’agir de fleurs de courgettes ou d’acacias. Elle était impatiente de découvrir le plat. Ses papilles seraient-elles assez performantes pour détecter le bon champignon et la bonne fleur si elle fermait les yeux? 
Lorsqu’elle relut la ligne suivante, elle ne put s’empêcher d’exprimer son étonnement. Racines immortelles. Cela lui évoquait l’hélichryse dont elle connaissait les bienfaits. On l’appelait aussi la plante à curry. Elle ne s’attendait pas à manger du curry dans un restaurant 3 étoiles, elle avait cependant appris que, les chefs aimaient maintenant allier les saveurs du monde pour réinventer les recettes locales. Curry donc, mais certainement pas comparable au mélange indien! Sa curiosité était piquée. 
L’intitulé suivant n’évoqua rien. Ortu maritimu. Maritime, d’accord. Un poisson donc, mais Ortu? De quoi pouvait-il bien s’agir? Elle n’avait aucune culture piscicole et ne pouvait imaginer l’animal qui se cachait sous cette appellation. Autour de la table, personne ne parvint à faire des propositions, ils calaient déjà! 
Le menu était riche. Si elle avait bien compté, lorsqu’elle aurait à choisir entre Casser la croûte et Sur le chemin de Diane, elle serait encore loin des desserts, alors qu’elle aurait déjà goûté six mets différents. Sans aucune hésitation, elle prendrait Diane, en hommage à Plaisance et à la ferme de son grand-père, même si, pour l’auteur du menu, seul son titre de duchesse du Valentinois expliquait son apparition. Sa réserve de chasse, à quelques kilomètres de là, qui était moins prestigieuse, confirmait que Diane chassait: elle imagina donc un gibier. 
Avec le crémeux de coumarine, elle pensa qu’elle aurait droit à une sorte de potage ou de consommé. Son voisin de droite, féru de botanique, lui expliqua que le tonka était le fruit du Teck et que l’arbre poussait aux Caraïbes. La fève, parfois appelée coumarine, était comestible, mais il ne savait pas comment elle se mangeait. Elle le remercia pour ses explications avant de poursuivre sa lecture imagée. Elle sourit à l’idée que le chef allait vraiment la faire voyager. Après les sous-bois et la mer, une escale était prévue dans les eaux chaudes de l’Atlantique. Le titre du menu avait été choisi avec soin. 
Plus que deux plats. Les vergers du levant. Cela sonnait comme un nom de salade de fruits, or son ami expliqua qu’un fruit ressemblant à une mandarine était appelé «fruit du soleil levant». Il s’agissait probablement de ce fruit, le satsuma. La plupart des convives étaient de son avis à elle et envisageaient plutôt un mélange de fruits exotiques présentés comme un tableau de maître qu’une banale tranche de mandarine, même mise en valeur avec élégance. 
Les noms des trois desserts étaient très énigmatiques. Tout le monde s’accorda pour dire qu’il y avait du vin dans les larmes de Bacchus, du chocolat dans le bonbon ébène, du miel, voire du miel en brèche dans le Nid d’abeille. Mais que pouvait dissimuler le Monochrome? Elle choisit de se laisser surprendre par la couleur unique de ce dessert. 

Pour se rassurer tout à fait sur l’absence de tout danger dans ce délicieux voyage, elle consulta l’inventaire à la Prévert des ingrédients pour débusquer les éventuels allergènes: 
Chevreuil, Banon, Gingembre, Ris de veau, Cèpe, Saint Pierre, Poire Williams, Chou, Valériane, Mimolette, Maïs, Vanille de Tahiti, Cédrat, Myrte, Amande, Chocolat, Huitre, Cresson, Jasmin, Boulot, Sésame noir, Figue, Mélilot, Thon, Grué de cacao, Vin Jaune, Café, Bourgeon de sapin, Salsifis, Saké, Yuzu, Criste marine, Mezcal, Bergamote, Shiso vert, Saint Marcellin, Feuille de câpres, Capucine, Échalote, Carotte, Whisky Curry, Poire, Cire d’abeille, Poivre Voatsiperifery, Menthe, Mûre, Miel, Raisin… 
Elle n’y trouva qu’un seul danger: les amandes. Jusqu’ici, elle n’avait jamais réagi aux fruits à coque. Pourquoi le ferait-elle aujourd’hui? Elle estima par conséquent qu’il était inutile d’interroger le chef pour connaître la composition de chacun des plats. 
Le sommelier leur apporta la carte des vins. Tout était parfait. Ils se régalaient. Malgré des associations parfois déconcertantes, le goût et les saveurs étaient toujours au rendez-vous. Tout le repas était resté dans sa mémoire, jusqu’au dessert. 
Elle revoyait la serveuse, dans son uniforme impeccable. Le chef qui était venu leur demander s’ils étaient satisfaits. Les va-et-vient du personnel s’affairant auprès de chaque table, anticipant les moindres désirs apportant les précisions nécessaires à une dégustation idéale. Des explications sur la cuisson, les ingrédients. C’était un délice pour les papilles et une nourriture pour l’esprit. La serveuse avait posé le dessert devant elle. Elle avait porté la cuillère à sa bouche. À partir de là, c’était le trou noir. 
Elle s’était réveillée à l’hôpital. Le médecin lui avait dit : «œdème angioneurotique, Madame, vous l’avez échappé belle. Vous êtes hyper allergique à plein de choses, il faudra faire attention à votre alimentation». Il n’avait rien proposé d’autre. Poussée par ses amis, elle s’était rendue chez un praticien de médecine chinoise qui l’avait considérée dans sa globalité avant de décréter: il ne vous reste que le poulet et le riz. 
Son remède était tellement radical qu’elle n’aurait jamais pu l’imaginer: elle se sentait comme un aveugle privé de couleurs. Elle devait renoncer à la nourriture car pour elle, c’était un poison.  

FAA


*Ce menu, comme l’inventaire à la Prévert qui le suit, a été copié sur le site de la Maison Pic, à Valence et consulté pour la dernière fois le 6 novembre 2022

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