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dimanche 30 avril 2023

Le dernier banquet

Eliane aimait beaucoup cuisiner et recevoir. Elle organisait un dîner une fois par mois et mettait les petits plats dans les grands. Quand on lui demandait quelle était sa spécialité, elle répondait qu’elle n’en avait aucune sauf celle de préparer un plat pour la première fois. Les méchantes langues diraient que ses convives étaient des cobayes. Pour ses amis, elle était comme Moïse conduisant son peuple élu vers la Terre promise, celle où coulent le lait et le miel. Ils suivaient leur guide les yeux fermés: la surprise était toujours succulente. 
Elle organisait ses repas autour de thèmes. Le blanc – et tous les plats de l’entrée au dessert étaient blancs – la mer – et même le mets sucré recelait un ingrédient marin. Bref, c’était original et savoureux. 
Cependant, Eliane hésitait à prendre des risques, à servir une spécialité très exotique, à inventer une recette mêlant des ingrédients qui à sa connaissance n’avaient pas encore été mariés. 
Ce dîner était prévu de longue date. Impossible de décommander ses invités, ce serait quasi criminel, sa renommée en prendrait un coup, ses amis – elle le savait – salivaient depuis des jours et prenaient des paris… 
Or, elle ne se sentait pas bien. Cela faisait des jours qu’elle était patraque, elle avait ignoré ses symptômes, n’était surtout pas allée se faire tester par crainte du résultat, l’obligeant, qui sait, à annuler son dîner alors que cela faisait deux ans qu’ils avaient été privés des banquets. Car c’était à un banquet que, cette fois-ci, elle avait invité onze amis. Une belle tablée – où la vaisselle et la décoration devaient participer au faste – toutes proportions gardées, Eliane n’ayant pas les moyens ni financiers ni de domesticité de Louis XIV! 
Elle dut renoncer aux mets prévus: terrine de homard; cailles flambées à l’armagnac; profiteroles au chocolat... 
Trop longs, trop compliqués, trop minutieux. 
Elle n’avait pas l’énergie. Elle sentait la migraine arriver, son nez se boucher, bientôt elle n’aurait plus ni odorat ni goût. 
Alors, elle misa sur la cuisine exotique, avec ses épices et ses légumes sautés pendant deux ou trois minutes, le lait de coco et les pâtes de curry. Elle composa son menu rapidement: soupe de lentilles rouges, curry de poisson sauce thaïe, baklavas. Eliane hésita: le menu n’avait pas d’unité, mais tant pis. 
Elle se mit en cuisine sans tarder, s’affola alors que d’ordinaire rien ne l’ébranlait, jamais elle n’était en retard, établissant un compte à rebours des étapes à faire. Mais ce jour-là, tout lui parut difficile, lent, elle gâcha un paquet de pâte filo en ratant ses premiers baklavas; chercha pendant 20 minutes son pot de graines de nigelle pour finalement devoir les remplacer par du poivre. Se trompa dans les proportions et dut refaire une soupe, réduisant le nombre de gousses d’ail car elle en avait besoin pour le plat principal. Heureusement, elle connaissait par cœur la recette de poisson thaïe, c’était un de ses plats fétiches, Eliane était persuadée que ses amis en avaient déjà mangé, mais que faire? Elle perdait la tête, suait à grosses gouttes, courait d’un coin à l’autre de la cuisine, ouvrait et fermait ses placards, ses tiroirs, fouillait dans son stock d’épices, lisait et relisait les recettes, se précipitait dans le salon dresser la table, sortait les amuse-gueules qu’elle avait réalisés plus tôt, alignait les bouteilles d’alcool. Il fallait qu’elle soit prête 20 minutes avant l’arrivée des convives, pour prendre une douche, passer une robe, se brosser les cheveux, mettre une paire de boucles d’oreille, enfiler ses bagues qu’elle retirait toujours pour cuisiner. 
Enfin, tout fut prêt, la soupe embaumait, la sauce de curry frémissait, attendant le lait de noix de coco puis les morceaux de poisson qui seraient ajoutés à la toute fin. Les baklavas refroidissaient sur la desserte. Eliane goûta la soupe. La trouva chaude. Fronça les sourcils. Goûta de nouveau. Avait-elle oublié le cumin? L’ail? Cette soupe n’avait aucun goût. 
On sonna. Eliane alla ouvrir la porte comme on va à Canossa. Un par un, ils arrivèrent. Pas un ne manqua à l’appel. Ils lui apportèrent les mignardises pour accompagner le café et le thé, des fleurs, des livres… des cadeaux qu’Eliane pensa ne pas mériter. Pas ce soir. Fallait-il les prévenir que son dîner était raté? 
Elle ne dit rien. Comme d’habitude, ils la couvrirent d’éloges. Contrairement à l’habitude, elle eut envie de disparaître dans un trou de souris. Ils aimèrent beaucoup la soupe de lentilles rouges, demandèrent la recette. 
Puis, elle servit le plat de résistance. Et sut avant même de goûter au plat – ce que hélas elle n’avait pas fait avant de servir – que c’était immangeable. Tous les regards étaient braqués sur elle, les fourchettes levées, à mi-chemin entre l’assiette et la bouche. Il avait suffi d’une seule bouchée. 
— Hmm, hmm, toussota l’un d’eux, c’est original, mais comment dire… 
Eliane porta à ses lèvres une fourchetée avec précaution, s’attendant au pire. Le curry était infect: elle avait confondu le lait de coco pour plats salés avec le lait concentré sucré. 
La défaite était totale, sa réputation ruinée. 
Vatel s’est bien suicidé parce que sa commande de poisson n’était pas arrivée à temps, songea-t-elle. 

Anne

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