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vendredi 2 septembre 2022

Effondrée

L’appel qu’elle reçut de M. Percepied ce jour-là tombait mal. L’été débutait et son activité de guide touristique s’annonçait florissante. Les prochaines semaines seraient entièrement prises par son travail... L’adjoint avait bien insisté: elle devait venir à St-Jean-le-Thomas dès que possible, avant qu’il ne soit trop tard. 
Entendre la voix de M. Percepied au téléphone l’avait figée, interrompant toute activité. Les paroles qu’il avait prononcées avec son accent normand avaient rapidement brouillé son esprit. Elle était incapable d’articuler le moindre mot. Pourtant il attendait une réponse, mais il finit par raccrocher sans l’obtenir. Elle resta avec le téléphone en main et le regard dans le vide. 
Mélanie Saint-Aubert était propriétaire d’une petite maison héritée de ses grands-parents. Elle n’aimait pas cette maison, cet endroit. A sa majorité, en 2012, ne sachant pas trop quoi en faire, elle avait décidé de la louer à des touristes désireux de visiter la région. Elle recourait aux services d’une entreprise dont le slogan était «on s’occupe de tout». C’était exactement ce qu’il lui fallait. De cette façon, la jeune Mélanie avait trouvé comment maintenir cet endroit à bonne distance. 
Les documents officiels envoyés à l’adresse parisienne de Mélanie mentionnaient: «une maison située 23, route de la corniche, St-Jean-le-Thomas, Manche (50)». Le couperet de l’administration était tombé en octobre dernier: la maison ne pouvait plus être occupée. Les documents qu’elle avait reçus expliquaient en substance que c’était inévitable. Mélanie resta songeuse. Cette histoire était bien la preuve de la force inéluctable de la nature. 
La nuit qui suivit le coup de fil, au milieu de son insomnie, Mélanie finit par le reconnaitre : elle devrait bel et bien se rendre sur place une dernière fois. Dès lors qu’elle admit que la décision s’imposait à elle, elle demanda à son assistant d’annuler ses rendez-vous des prochaines vingt-quatre heures. «Je dois m’absenter pour des raisons familiales. Je serai de retour jeudi.» Elle n’eut pas le courage de lui donner plus d’explications. Son assistant ne lui connaissait pourtant pas de famille. 
Elle prit le premier train pour Granville. Hagarde, elle pensait profiter du voyage pour récupérer les quelques heures de sommeil qui lui manquaient. Elle se fraya un chemin dans la gare bondée de voyageurs débutant leurs vacances. Malgré l’heure matinale, des familles chargées de bagages étaient montées dans son wagon. Les enfants, aux yeux cernés, piaillaient d’impatience. Les parents leur expliquaient l’ordre des arrêts, l’impossible compression du temps. 
Accéder à un lieu différent nécessitait toujours un temps précieux et Mélanie n’avait pas l’habitude de le gâcher, elle qui ne pouvait compter que sur elle-même. Assise dans ce train ce matin-là, les bras ballants, incapable de travailler ou de s’occuper de quelconque manière, elle regardait sans joie ce spectacle familial. Le parfum de l’enfance et le temps des grandes vacances qui s’étalaient autour d’elle la remplissaient de tristesse. 
Au terminus, le taxi l’attendait devant la gare. Elle lui donna l’adresse exacte. Très rapidement, elle n’en put plus de ce bonhomme, de son véhicule inconfortable et de sa radio hurlante, sans toutefois avoir la force de lui demander de couper le son. Le blabla qui émergeait des enceintes empêchait tout embryon de discussion. C’était bien mieux ainsi. 
Le journal local était posé sur la banquette. Il titrait «Baie du Mont St Michel: effondrement de la falaise imminent! Quel impact pour le tourisme?».
Le brouillard s’empara à nouveau de son esprit. C’était comme une chute de tension: le vide dans son buste, les fourmillements dans les mains, la tête dans un étau. Elle ferma les yeux et essaya de concentrer son esprit sur n’importe quoi qui serait agréable. Elle ne trouva rien. 
Croyant bien faire, elle avait contacté Monsieur Percepied avant Noël pour être sûre que la lettre qui lui annonçait la démolition de la maison était bien réelle. Il lui avait expliqué par le menu les détails bureaucratiques qui avait occupé le conseil municipal. Elle avait entendu quelques bribes: «expropriation», «loi littoral», «danger», «risques», «souvenirs». «Madame Saint Aubert, il est désormais impossible de compter sur la falaise sur laquelle la maison a été construite. Comprenez que les vents puissants effritent la roche depuis trop longtemps.». La mort rôdait. 
Tout à coup, elle fut tirée de sa torpeur: le taxi prit brutalement à droite la route de la corniche puis accéléra pour maintenir une vitesse acceptable dans cette côte raide. Mélanie sentit son corps menu s’enfoncer au fond du siège. Sa tête bascula légèrement en arrière pour se poser sur l’appui-tête. Sa main droite cramponnait la poignée, malgré les fourmis qui gagnaient ses doigts. La maison était en haut de la côte. 
Elle régla la course et demanda au chauffeur de venir la chercher au même endroit dans une heure. Elle n’en aurait pas pour plus longtemps. «Juste le temps pour casser une croûte», lui balança par la vitre le chauffeur. Comme si elle pouvait avaler quelque chose! Le taxi partit en trombe, laissant à Mélanie l’odeur de ses gaz d’échappement. Une nausée la submergea. 
Une fois dehors, une brise marine salua Mélanie en lui caressant doucement le visage. D’abord tiède, la brise marine parcourut ses mollets. Un vent frais souleva légèrement sa robe. Les tilleuls au bord de la route frissonnaient. Les forces de la nature essayaient de l’envoûter. Elle résistait. 
Face à elle s’étendait la baie du Mont Saint-Michel. Elle fut prise d’un vertige face à ce spectacle. Les touristes du monde entier étaient unanimes: il fallait avoir visité ce site au moins une fois dans sa vie! Pour Mélanie, cet endroit n’était que malheur. 
A l’est, culminait une abbaye construite pour rappeler le culte voué à un homme qui se disait fils de Dieu deux mille ans plus tôt. Navrée, Mélanie se demandait comment ils pouvaient être aussi crédules. «La nature finira bien par balayer ce tas de pierres», pensa-t-elle. 
La maison était située en contrebas. Un panneau criard «attention, risques d’éboulements» prévenait tout promeneur de l’imminence du danger. Elle s’aventura tout de même, maintenant qu’elle était là, elle ne pouvait plus reculer. 
Il fallait descendre l’étroit sentier des douaniers sur environ 150 mètres. La petite maison aux volets rouges avait été construite à quelques mètres de la falaise. «Quelle idée!» songea Mélanie. Sa main droite tremblait en tournant la clé qui ouvrait le portillon. Laissant la maison sur la gauche, elle fit quelques pas jusqu’au muret qui offrait une vue sur la baie. Mélanie ne s’approcha pas trop: la sensation de hauteur lui donnait le vertige. L’estomac noué, elle recula en cherchant à s’asseoir sur le perron. 
Le contact de la pierre chaude sur ses fesses lui procura un semblant de détente et de réconfort. Il était midi. Elle regardait le paysage qui s’offrait à elle mais elle distinguait mal les détails tant la lumière était aveuglante. Comment pouvait-il faire si chaud dans ce coin de France? «Orienté plein sud», dit-elle en grognant. Elle chercha nerveusement sa gourde dans son sac à dos et but une gorgée d’eau tiédie par l’atmosphère estivale. 
Elle appellerait bientôt Monsieur Percepied pour lui dire qu’elle avait récupéré «des souvenirs de famille», comme il le préconisait. Elle ne comprenait pas vraiment la combinaison de ces deux mots concernant cette maison. 
Sous ses yeux, la baie s’étendait au sud et à l’est, brassée constamment par le cycle de la marée. La masse d’eau allait et venait, transformant irrémédiablement le paysage deux fois par jour. Les variations subtiles de couleurs dans une palette de gris, de beige, d’argenté, de sable, de jaune, de blanc, d’ocre, de noir, trouvaient leur origine dans la désagrégation des matières en présence. La puissance des éléments forçait l’admiration : la désintégration était le résultat d’un mouvement constamment à l’œuvre, le vent prenait le relais de l’eau lorsqu’elle s’échappait et inversement. Comme si en des temps immémoriaux, les éléments s’étaient ligués contre la matière, conformément à la volonté de la Lune, opérant une attraction, de sorte que les habitants de la Terre se remémorent son existence. 
Prenant une grande inspiration, elle trouva la volonté de se lever pour entrer dans la maison. «Plus vite ce sera terminé, mieux ce sera.» La vieille porte en bois n’avait qu’une seule serrure. Elle lui résista. La sueur perlait de son front. Elle jura et tapa avec son pied le bas de la porte. «Laissez-moi entrer», grommela-t-elle en s’adressant aux éléments qui avaient voilé la porte. 
Dès la porte ouverte, la sensation de fraîcheur qui régnait dans la maison lui parcourut le corps. C’était comme si les vieilles pierres inertes diffusaient aux humains qui entraient ici la fraîcheur puisée dans la falaise. Une désagréable odeur de renfermé lui parvint aux narines: elle reconnaissait cette odeur! 
Elle balaya d’un geste cette pensée et fit quelques pas dans la maison. Le sol était partout carrelé de tommettes rouge carmin disposées en diagonale des murs beige de la pièce à vivre de la maison. Mélanie, oppressée, décida d’ouvrir la fenêtre qui donnait sur la baie. Soudain, une bourrasque s’engouffra dans la pièce repoussant Mélanie à l’intérieur. 
Malgré le bruit du courant d’air Mélanie perçut le bruit de verre cassé. Elle sursauta, poussa un petit cri, se retourna, surprise par le fracas et étourdie par le vent qui continuait à entrer dans la pièce. Son regard se posa sur un coin de mur plus blanc, au sol: un cadre tombé, au verre brisé. Machinalement, elle se baissa pour le ramasser et découvrit la photo noir et blanc d’un couple. Un homme et une femme en maillot de bain, en arrière-plan, la baie. 
Mélanie retourna la photo et lit: «Marie et Philippe, emportés par la marée un soir de l’automne 96». Elle laissa couler les larmes sur ses joues. Ce fut le seul souvenir qu’elle emporta ce seul souvenir, la photo de ses parents qu’elle n’avait pas eu la chance de connaître, ou si peu. 


Miss Pop

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