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jeudi 27 avril 2023

L'hypocondriaque

Magali ferma doucement la porte de la chambre puis se dirigea d’un pas vif vers la cuisine. Une fois de plus elle se rappela pourquoi elle était devenue infirmière au lieu de s’inscrire à l’école Ferrandi. «Travailler dans un restaurant, c’est trop dur. Surtout pour une fille», lui avait-on martelé. Comme si travailler dans un hôpital était moins dur! Or, ses parents croyaient aux médicaments et ne mangeaient que pour s’alimenter. Pendant longtemps, Magali avait avalé la pitance maternelle sans rechigner, ne la trouvant pas plus mauvaise que celle de la cantine. Jusqu’au jour où son amie Clara l’avait invitée à passer une semaine de vacances dans sa famille, quelque part dans le Lot. Elle en était revenue avec cinq kilo et la certitude que pendant douze ans, elle avait raté le plus grand plaisir qui existât sur terre. Le père de Clara était un cuisinier hors pair. Il passait ses vacances sur les marchés et dans sa cuisine. Il disait que cuisiner le détendait. 
De retour chez elle, Magali s’était transformée en critique gastronomique. Sa mère récoltait une mauvaise note après l’autre. Deux ans plus tard, elle l’avait chassée de la cuisine et s’était mise aux fourneaux après avoir expédié ses devoirs d’école. 
À présent, Magali tentait de concilier sa passion et son métier. Et répétait : les meilleurs médicaments se trouvent dans les assiettes. 
À l’hôpital, impossible de remplacer les comprimés par des petits plats. Heureusement, à la maison, elle avait le patient idéal: Gaël était un jeune homme de son âge, hypocondriaque selon Magali qui cependant ne le disait pas, se contentant de mitonner les médicaments que Gaël avalait sans se poser de questions, croyant à la vertu de ses ordonnances. Il allait mieux, toujours. Cependant il aimait tellement les soins de Magali qu’il tombait de nouveau malade: la morosité cédait la place à la migraine laquelle était remplacée par des troubles intestinaux qui immanquablement entraînaient une baisse dramatique de sa libido, laquelle réapparaissait miraculeusement après quelques tisanes. Magali se perfectionnait: les épices, les théories du chaud et du froid, les médecines ayurvédique, chinoise, zoroastrienne, l’équilibre acido-basique, les régimes crétois, «tout viande» ou «tout cru», sans gluten ou sans laitages, les idéologies végétarienne ou végétalienne, le miel dans tous ses états… Elle avait de quoi faire et d’ailleurs elle passait ses trajets maison-hôpital plongée dans les livres de recettes commentées. Récemment, elle avait découvert la gastronomie coréenne, ses plats fermentés, le kombucha, le kimchi et autres délices qui la plaçaient dans le Top 5 des cuisines ultra-saines. 
Gaël était un cobaye parfait pour les expérimentations culinaires de Magali. Il ne s’en plaignait pas. Cependant, Magali était ennuyée: elle était infirmière, les médicaments, quelle que soit leur forme, devaient guérir et non prolonger les maladies. Or, Gaël ne guérissait pas. Au contraire, son état maladif devenait chronique. Il avalait tout ce qu’elle lui présentait, était assez sagace pour guérir des maux que Magali avait combattus avec son plat spécial. Mais il n’en restait pas moins qu’un autre trouble se manifestait. Bientôt, il resterait alité, ne se réveillant que pour accueillir le plateau repas. Malade imaginaire contemporain, Gaël s’était livré tout entier à la science culinaire de Magali. Elle n’arrivait pas à sortir de ce dilemme. Arrêter de cuisiner? Cesser toute nouvelle expérience gastronomique? Lui démontrer par A + B que toutes ses maladies étaient le fruit de son imagination? L’envoyer chez un psy au lieu de lui faire boire des décoctions aux vertus antidépressives? 
Magali en avait un peu assez de son patient chronique: elle doutait même de sa cuisine curative, car Gaël était un faux malade et, peut-être, un vrai gastronome qui n’osait pas le dire. Tout ça à cause de sa mère, avait compris Magali. Celle-ci adorait soigner son fils qui tombait malade pour lui faire plaisir, avait-il expliqué à Magali, pour l’avoir à lui tout seul, pour, tout simplement, qu’elle s’occupe de lui alors que c’était sinon une mère distante, glaciale, même. 
Magali n’avait aucune envie de remplacer la mère de Gaël. Elle n’était pas glaciale, elle. Gaël n’avait pas besoin de créer des maladies pour qu’elle l’aime, le dorlote, le nourrisse. Magali se sentait prise au piège, elle avait peur d’avoir déclenché chez Gaël un amour perverti. 
Elle allait devoir prendre une décision radicale. Mais laquelle? 

Anne

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