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samedi 20 octobre 2007

La belle au bois dormant a rompu les négociations

Jeudi 18 octobre 2007

Le juge d'application des peines a rendu son verdict: après 4 ans d'incarcération pour avoir porté des coups mortels à sa compagne Marie Trintignant, le chanteur du groupe de rock Noir Désir accède à la liberté conditionnelle!


Je note le point d’exclamation: au moins, l’auteur de la phrase ne cache pas son opinion sur la décision de justice. A voir les intitulés de la revue de presse défiler sur google, l’indignation semble largement partagée : quatre ans pour avoir roué sa compagne de coups à tel point qu’elle en est morte, ce n’est pas cher payé, peut-on lire. Moi je me dis que quatre ans ou dix ou vingt, qu’importe, ce n’est jamais qu’un bout de vie contre toute une vie et que je ne crois pas qu’on puisse un jour avoir fini de payer…
Sur les photos de la sortie de prison, dont on nous dit qu’il n’a pas cherché à les éviter, le chanteur a l’air triste et le regard perdu. Il a, est-il noté, interdiction de diffuser tout ouvrage ou œuvre audiovisuelle qui porterait sur… Interdiction, donc, d’évoquer le souvenir du corps de Marie à terre, le son de ses derniers gémissements, l’odeur de ce moment hors du temps pendant lequel elle a lentement glissé dans le secret de sa dernière nuit tandis que lui s’enfermait dans un ailleurs où l’hébétude lui tenait lieu d’anxiolytique… Interdiction, donc, de parler de ce qui fait à présent sa vie?


Apprends à dormir
Glisse lentement
Sans réfléchir
Mais n'me demande pas comment


Est-ce que s’il écrivait ces paroles à présent, on lui permettrait de les chanter?
J’ai mis ce titre en fond sonore sur mon ordinateur, il passe en boucle, avec un autre. Les basses résonnent d’autant plus que j’ai réglé le son à un niveau très faible. Il est tard et je ne sais pas ce que je fais devant cet écran. Je me fiche de Bertrand Cantat et j’ai sommeil.

Apprends à dormir
Glisse lentement
Sans réfléchir

Marie ne reviendra plus et c’est sa faute à lui, même si ce n’est pas ce qu’il voulait. Les enfants de Marie ont perdu leur mère, il la leur a volée, eux vont grandir sans elle et elle ne les verra pas grandir – qui peut dire laquelle de ces deux injustices est la plus douloureuse? Les parents de Marie pleurent et lui est vivant. Vivant et libre. Pas suicidaire, a dit son frère à la radio ce matin.
Pas suicidaire.


Jeudi dernier, ma libraire a avalé des cachets. Est-ce pour cette raison que ma souris s’éternise sur google actualités et que je suis incapable d’aller me coucher? Elle a été mise en terre lundi. C’est ce soir-là que j’ai téléchargé du Noir Désir.
En début de semaine, j’étais passée au magasin. Elle avait évoqué l’affaire: «– Tu vas voir qu’ils vont le laisser sortir, c’est écœurant!» Cette affaire l’obsédait depuis le début. Moi, non. Moi, je ne savais même pas qu’il était question de libérer le chanteur. J’ai parlé du système de remise de peine, du fait que l’homicide était involontaire, j’ai parlé en juriste. Elle était révoltée et m’a lâché que finalement j’étais bien comme tout le monde, je ne comprenais rien. J’étais éberluée mais ne me suis pas fâchée, je n’étais pas venue pour cela ; et puis je connaissais son caractère emporté et son goût pour les joutes oratoires. Je venais moins depuis quelque temps, j’étais plus souvent pressée, je me suis dit qu’elle m’en voulait peut-être un peu. On a enchainé sur les relations homme-femme. J’ai cru qu’elle discutait pour le plaisir, ça nous arrivait souvent; j’ai pensé qu’elle faisait une crise de militantisme féministe comme ça la prenait parfois: bref, elle avait raison, je n’ai rien compris. Et à vrai dire, je ne suis toujours pas certaine de vouloir comprendre.


Apprends à dormir
Glisse lentement


Il y a quatre ans, au moment du meurtre de Marie, je fréquentais déjà cette librairie, j’y allais même régulièrement à l’époque. C’est de la passion que nous avions alors parlé – passionnément. Je me souviens avoir appris son âge à l’occasion d’une de nos discussions: trente-trois ans. J’avais été étonnée qu’elle n’ait que dix ans de moins que moi et je lui avais dit. Elle n’avait pas semblé entendre le compliment, elle avait enchainé sur sa date de naissance et sur la symbolique des chiffres: elle était née le 7 juillet de l’année 1970 et disait que le 7, c’était la faux.
Ca fait quatre ans, elle a donc fêté ses 37 ans en juillet dernier. Il faut croire qu’elle avait raison: le sept, c’était son mauvais numéro.
Ca fait quatre ans, mais je me souviens bien de cette période. Je me souviens d’avoir été étonnée par son intérêt pour ce fait divers – si retentissant qu’il ait pu être et si fascinante que soit la personnalité des protagonistes. Je me souviens qu’elle s’était replongée dans la lecture des ouvrages de Colette, après avoir vu le téléfilm en cours de tournage au moment des faits. Je me souviens aussi qu’un jour elle avait posé son livre et m’avait dit «au moins, elle, elle a su se tirer à temps». J’avais regardé la couverture, elle terminait Claudine s’en va. Quand j’y pense, je crois bien que c’est ce jour-là qu’elle a commencé à me tutoyer. Je me souviens l’avoir parfois trouvée bizarre, quand elle arborait ses lunettes noires, y compris dans la boutique, ou bien quand elle passait brutalement du bustier aguichant au pull à manches longues en plein été. Je me souviens m’être inquiétée quand, quelques mois plus tard, la librairie a été fermée deux jours, «pour raison de santé». Je me souviens que je n’ai pas posé de questions quand elle a rouvert, que je lui ai seulement demandé si elle allait mieux et qu’elle m’a jeté un drôle de coup d’œil, en resserrant frileusement son écharpe autour de son cou.
C’est vrai que d’une certaine manière elle était devenue une amie – mais de mon côté une amie avec qui j’aimais parler des dernières publications, des auteurs, récents ou pas, éventuellement de poésie, pas forcément d’autre chose. Est-ce pour cette raison que je n’ai jamais mis tout cela bout à bout?


Apprends à dormir


Lundi j’ai vu son mari pour la première fois. Il a une allure banale, entre homme d’affaires et commercial, ni grand ni petit, ni gros ni mince, ni antipathique au premier coup d’œil, ni rien d’autre au second. Mais au moment où il a jeté une brassée de roses sur le cercueil, il donnait l’impression de n’être plus qu’un petit garçon perdu. Nous étions quelques-uns à nous être déplacés, fort peu de monde en vérité, juste quelques voisines, à croire qu’elle s’était coupée de tous ses amis. Tout s’est fait dans le silence le plus total, son mari est parti sans attendre de condoléances. Deux femmes sont restées derrière le groupe, elles ont attendu d’être seules pour approcher, je me suis demandé si c’était sa mère et sa sœur car la plus âgée lui ressemblait un peu. J’ai hésité puis j’ai fait comme tout le monde, je les ai laissées à leur chagrin et à ce qui semblait être une prière. J’ai recherché les chansons de Noir Désir en rentrant chez moi et j’en ai téléchargé deux. J’aurais dû le faire avant et venir avec mon mp3, d’où qu’elle puisse nous voir, elle ne s’en serait pas offusquée.


Il paraît que la blanche colombe a trois cents tonnes de plombs dans l'aile
Il paraît qu'il faut s'habituer à des printemps sans hirondelles
La belle au bois dormant a rompu les négociations


Aujourd’hui, la librairie est fermée; va-t-elle être mise en vente? Je ne sais pas – mais au fond, ai-je jamais rien su? Pas une seule fois je n’ai eu l’idée ou l’envie de soulever ses lunettes noires, jamais je n’aurais même osé l’interroger pour savoir pourquoi elle en portait. Je me demande si elle avait compris qu’on se parlait beaucoup mais qu’on ne se disait pas grand-chose. Je me demande si vraiment j’ignorais que les histoires des autres peuvent arriver à tout le monde. Et ce que je me demande surtout, c’est si elle pensait que j’étais son amie.

Octobre 2007




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