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dimanche 28 août 2022

Retrouvailles

Leur voiture stoppa net dans un nuage de poussière à quelques mètres d’un groupe de marcheurs prêts à partir qui visiblement attendaient quelqu’un. Eux, sans aucun doute. 
Ils étaient encore en retard. Toujours en retard quand sa mère organisait les choses. La honte. Elle le faisait exprès ou quoi? Philippe n’en pouvait déjà plus de ces vacances. Jamais il n’aurait dû accepter de passer une semaine avec ses parents. Il avait oublié comme sa mère pouvait se montrer insupportable. La veille, à peine était-il arrivé qu’elle s’était mise à lui donner des ordres comme à un gamin, alors que ça faisait deux ans qu’il habitait seul et parvenait à mener ses études en demandant de moins en moins d’argent à ses parents. 
Elle coupa le moteur et sortit de la voiture. 
–– Bon les gars, vous restez dans la voiture ou quoi? demanda-t-elle à Philippe et à son père, occupés à détacher les ceintures de sécurité un peu raides de la voiture de location. 
–– Toi, Philippe, tu vas à la caisse, là, à gauche, ajouta-t-elle. J’ai réservé les billets hier par Internet. Vas-y. Michel, va voir le guide, ça doit être le type bronzé avec un bâton de marche et un gros sac à dos, intima-t-elle à son fils et à son mari. Je vais aux toilettes. 
En s’extirpant de la voiture, Philippe se retrouva tout près du groupe, qui les regardait avec un agacement manifeste. Il se sentit rougir. Il faisait déjà chaud sur la baie du Mont Saint-Michel. Sept kilomètres à pied sous le cagnard pour la traverser… Il courut au guichet, s’excusa auprès de l’employé debout derrière le plexiglass, un grand maigre noir de soleil. Les billets mirent un temps fou à sortir de l’imprimante, lui sembla-t-il. Il les prit, les fourra dans une poche de son short, remercia et se précipita vers le groupe, où sa mère discutait avec le guide, détendue et réjouie, tandis que son père, l’air absent, cherchait quelque chose dans son sac à dos. Son sac à lui était resté dans la voiture. Tant pis, ses parents lui passeraient de l’eau. 
Le guide le salua aimablement d’un sourire qui illuminait sa face cramoisie. 
–– Bonjour jeune homme, moi c’est Philippe 
–– Moi aussi, répondit Philippe tout à coup libéré de son stress, en s’inclinant légèrement. Il soupira. Bon, ça allait. Des filles en short très court lui jetèrent un coup d’œil discret. L’une d’elles avaient des jambes ambrées particulièrement bien dessinées mais elle ne devait pas avoir plus de quinze ans, vu la façon dont elle restait collée à sa mère. Il commençait vraiment à faire chaud. Il releva au maximum ses manches. Quelques descentes de rivière en canoë kayak la semaine précédente lui avaient sculpté et bruni les bras. Et pas seulement: les pectoraux aussi. Mais comme personne n’était torse nu, il garda son tee-shirt. 
Le groupe s’ébranla dans le sable d’où s’élevait une poussière âcre. On s’arrêta bientôt en haut d’un terre-plein herbeux d’où la vue embrassait la baie à marée basse, toute vaporeuse encore de brumes matinales qui laissaient deviner les contours d’un triangle pointé vers le ciel : le Mont Saint-Michel. Un petit vent vif indiquait qu’il ne ferait pas trop chaud. On fit cercle autour du guide et il entreprit de donner des informations et des consignes de sécurité. Il demanda si tout le monde était en bonne forme physique car on aurait à marcher dans des couches de vase parfois épaisses. On ferait le chemin pieds nus. Chacun enleva ses chaussures. Philippe confia ses tongs à son père, qui les glissa dans une poche latérale de son sac. 
Le guide se tourna vers une jeune femme couverte d’un chapeau de paille à larges bords dont la jupe à volants violette descendait jusqu’aux chevilles.
–– Vous, mademoiselle, il va falloir que vous releviez bien vos jupes. 
Et il eut un sourire navré, comme s’il était gêné de lui demander ça, de relever ses jupes. Philippe, étudiant en lettres, remarqua qu’il n’avait pas dit « votre jupe », mais « vos jupes », ce qui changeait tout, absolument tout, pensa-t-il. «Vos jupes» plaçait tout de suite le propos dans un registre érotique. La preuve : sur sa droite, un mec de la cinquantaine au bide proéminent émit un grognement grivois. 
La fille ne se démonta pas. Elle se pencha, fit glisser la jupe violette sur ses hanches devant une assistance attentive, découvrant un mini short également violet, puis des jambes pleines d’un blanc nacré et délicat. Elle sortit l’un après l’autre ses pieds nus du cercle dont l’entourait la jupe tombée à terre, qu’elle attrapa prestement. Mais au moment où elle relevait le buste, un coup de vent souleva le bord de son chapeau qui bascula sur le côté et atterrit dans l’herbe sèche. Une chevelure brune épaisse se déroula dans la nuque et le dos de la fille tandis qu’elle gardait les yeux baissés et rangeait la jupe dans son sac. Et Philippe, qui suivait le cérémonial comme tous les hommes, lui semblait-il, d’un œil brillant, en même temps conscient que les femmes y portaient un regard noir, Philippe, chaviré, reconnut Ruth. 
Ruth, qu’il avait courtisée sans succès dès qu’elle était apparue à la fac deux ans auparavant, dont il avait tenté en vain de se rapprocher par les réseaux sociaux, Ruth demeurée lointaine et inaccessible, se tenait à présent à quelques mètres de lui, dans ce bout du monde où il avait suivi ses parents pour leur faire plaisir. Elle lui fit un léger signe de la main et sourit. Philippe sentit l’air marin envahir et gonfler sa poitrine, il exhala un soupir, faillit s’élancer mais se retint et la rejoignit d’un pas mesuré au moment où le groupe démarrait. 
–– Salut! T’es en vacances dans la région? demanda-t-il. 
–– Oui, avec mes parents, répondit la jeune fille en indiquant un couple qui marchait devant eux. 
De dos, la mère de Ruth aurait très bien pu passer pour la sienne : une femme élancée, mince et tonique à la crinière brune indisciplinée. Le père était un gaillard blond légèrement empâté. 
On arrivait à une zone couverte de vase glissante. Philippe, fort de sa musculature nouvelle, décida d’y aller franchement. Allait-il proposer à Ruth de se tenir à lui? Les corps soudain désarticulés recherchaient l’équilibre dans des poses plus que comiques. Beaucoup riaient, sa mère plus fort que les autres, progressant en tête juste derrière le guide. 
–– Berk, c’est dégoûtant! cria une adolescente dont la petite sœur tout excitée était déjà éclaboussée de vase. Ruth se retrouva vite quelques mètres devant Philippe. 
Au moment où il commençait à rager et à se sentir ridicule, son père le dépassa par la gauche d’un pas d’échassier. 
–– Enfonce tes pieds par le talon et sers-toi de tes bras comme d’un balancier d’avant en arrière. 
–– Comment tu sais ça papa? demanda Philippe en levant haut son pied droit pour plonger le talon dans la masse mouvante et en constatant qu’effectivement il se sentait beaucoup plus ferme sur sa jambe. 
–– C’est mon saint patron qui me l’a soufflé, répondit le père d’un air malin en faisant un geste vers saint Michel qui, très loin d’eux encore, terrassait un dragon au sommet d’une flèche d’église. 
Philippe parvint à rattraper Ruth, qui se tournait régulièrement pour voir où il en était. Elle l’accueillit avec un regard satisfait mais ne dit rien. Il attendait de sortir de la vase pour entamer la conversation. Mais quand ils abordèrent un sol dur de sable humide et piquant parsemé de petits coquillages, il vit sa mère quitter la tête du groupe et venir vers lui. 
–– Ça va mon chéri? Pas facile, hein? Tu t’es pas cassé la figure au moins? Qu’est-ce que j’ai pu rire… 
Elle s’interrompit en entendant le guide prendre la parole. Tous s’arrêtèrent pour l’écouter. 
–– Alors, les jeunes, vous voyez cette ligne grise plus foncée tout là-bas? demanda-t-il en tendant son bâton. C’est la mer, la mer qui sera là dans trois heures. Là où nous sommes maintenant, ce sera la mer, rien que la mer. Pas question de rêvasser et de s’attarder. Y a des milliers de pèlerins qui s’y sont noyés autrefois. Et aujourd’hui, heureusement que le téléphone portable existe pour ceux qui s’aventurent ici sans guide. C’est un hélico qui vient les chercher. La mer emporte tout quand elle envahit la baie. Tout. La mer a toujours le dernier mot, conclut-il l’air pensif. 
–– Eh oui, c’est toujours la mer qui a le dernier mot ! s’exclama la mère de Philippe d’un air sentencieux avant de repartir vers l’avant. Le guide proposa de s’hydrater. 
–– T’as pas d’eau? demanda Ruth. T’en veux? 
–– Euh, oui, c’est sympa. J’ai laissé ma gourde dans la voiture, répondit-il comme pour s’excuser. 
Elle lui tendit une gourde blanche à fleurs bleues. L’eau était fraîche et douce. Il n’osa pas en boire plus d’une gorgée. Il aurait dû demander à sa mère de lui laisser une petite bouteille. Elle en prenait toujours plusieurs. Ruth reprit la gourde et but directement après lui sans essuyer le goulot, comme on fait en famille, entre frères et sœurs ou en couple, pensa-t-il, et il en fut gêné. Il chercha un sujet de conversation, mais Ruth ne semblait pas avoir besoin de parler. Une onde de découragement le parcourut. 
–– T’as déjà ton sujet de mémoire? lui demanda-t-il enfin comme ils repartaient. 
–– Figures du mal dans la littérature médiévale. Mal : m.a.l, précisa-t-elle d’un air malicieux. Et toi ? 
–– Euh… Je sais pas trop encore, mais j’aimerais bien travailler sur les noms de famille chez Pérec. 
Le sable ondulait sous leurs pas en vagues argentées. La cité fortifiée approchait insensiblement, émergeant de nappes scintillantes grises et bleues dont Philippe n’aurait su dire si elles étaient le ciel, la mer ou la terre. Un petit garçon, la casquette enfoncée sur les yeux, les dépassa en courant et se mit à crier : 
–– Ouais! La vase! Les sables mouvants sont juste après! 
Effectivement, une nouvelle étendue de vase les attendait. 

On se sépara une heure et demie plus tard au pied des remparts de la cité, dont les constructions en granit dardaient leurs arêtes aiguës vers un ciel blanc de chaleur. Chacun aurait le temps de faire un tour intra-muros avant de retrouver le groupe pour prendre le bus de retour. 
Philippe suivit ses parents dans des venelles où se déversait un flot dense et ininterrompu de touristes en shorts, chapeaux et tee-shirts bigarrés. Malgré la presse et la chaleur il se sentait léger. En le quittant Ruth lui avait dit : 
–– On se voit tout à l’heure? 
Ils voulurent s’installer dans un bar pour déjeuner, or tout était plein. Il n’y aurait pas de table libre avant au moins une demi-heure, leur assura-t-on partout malgré l’insistance de sa mère. Finalement ils firent la queue devant une boulangerie et achetèrent des sandwichs «hors de prix», déclara-t-elle haut et fort. 
Comme toujours, elle dirigeait la manœuvre avec autorité. Philippe réalisa que, au moins le temps des vacances, il était capable de le prendre à la légère, ainsi qu’il avait toujours vu faire son père. Celui-ci suivait sa femme sans broncher. Sous la protection de l’archange, dont la statue redorée depuis peu brillait au-dessus d’eux, il parvenait peut-être à se préserver mieux encore que d’habitude des atteintes d’une épouse de plus en plus directive, souvent même blessante, pensa Philippe. Cet homme fin et cultivé, respecté de tous et apprécié dans son travail, laissait son saint patron combattre symboliquement le dragon à sa place. Jamais Philippe ne laisserait quiconque lui gâcher la vie à ce point. Pas plus sa mère qu’une autre femme. 

Quand ils arrivèrent au point de rencontre du bus, Ruth et ses parents n’étaient pas encore là. 
–– Bon, on n’attend plus que la famille Maufils, dit le guide en consultant une feuille froissée. 
–– Maufils? s’étonna la mère de Philippe, Maufils c’est le nom de jeune fille de ma mère… 
–– Ah les voilà! annonça le guide. 
A peine les Maufils avaient-ils rejoint le groupe que la mère de Philippe se dirigea vers eux d’un pas décidé. Le ventre noué, Philippe ne répondit pas au sourire de Ruth et monta dans le bus le dernier. Il constata que sa mère s’était assise à côté de celle de Ruth, juste derrière celle-ci, qui lui fit signe de venir s’installer près d’elle. Il ne vit pas les pères. 
–– Je croyais que ton nom de famille était Volance? demanda-t-il d’emblée à Ruth. 
–– Oui, Volance. 
–– C’est pas Maufils alors? 
–– Non, Maufils c’est le nom de jeune fille de ma mère. Elle fait toujours les réservations à son nom de jeune fille. 
Philippe reçut une tape sur l’épaule. C’était sa mère. 
–– Figure-toi que le père de madame – Florence –, le père de Florence est le cousin germain de ma mère. Ils s’étaient perdus de vue depuis des années, claironna-t-elle. Incroyable, non? 
–– Quoi? C’est quoi ces histoires? bredouilla Philippe. 
–– Bah on est de la même famille, répondit Ruth d’un ton monocorde et las, les yeux rivés sur le paysage qui défilait derrière la vitre sale. 

 Nathalie 

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