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samedi 27 août 2022

Un homme honorable

Eliot chantonne sous la douche ce lundi matin de septembre. Il a laissé la fenêtre de la salle de bains ouverte. Capter la rumeur de la ville le ramène en douceur vers sa routine professionnelle. Il revient au bureau après dix jours de vacances au bord de la mer. Pendant qu’il frotte son corps avec énergie, que l’eau ruisselle sur son dos bronzé, en pensée, il savoure encore toutes ces heures merveilleuses où son être semblait fusionner avec la mer et ses vagues, avec le ciel et ses nuages. Mais la sonnerie de son minuteur lui impose les priorités de l’instant présent: sortir de la salle d’eau, s’habiller d’une façon impeccable, costume bleu nuit et cravate bleu roi en soie, un cadeau de sa mère. C’est l’affaire de quelques minutes. Eliot met un point d’honneur à ne jamais se présenter en retard à la banque, même si personne ne se permettrait de lui faire une remarque. 
Dans son bureau, il consulte son courrier électronique. Aucun remous inquiétant dans le monde financier pour le moment. Eliot réclame son assistante. Un rituel qu’il a installé et respecte avec plaisir. Christine se présente dans une robe pervenche à petites fleurs blanches. Il note qu’elle a de belles couleurs. Cela fait trois ans qu’ils forment une équipe. Ils s’entendent bien, ils se permettent un ton désinvolte, parfois des blagues. 
— Alors Christine, tu ne t’es pas trop ennuyée pendant mon absence? 
— Oh non! La boîte sait t’occuper d’une façon ou d’une autre. 
— Parfait! Quoi de neuf? 
— Eh bien, comme tu le sais, depuis l’année dernière, je suis chargée d’établir la liste des cadeaux de Noël pour les enfants. Quelqu’un m’a fait remarquer que tu n’as pas encore d’héritier attitré. 
— Ah non! proteste Eliot. 
Sa voix reste enjouée, mais son pied droit bat la mesure, signe de contrariété. Depuis qu’il a fêté ses quarante ans, il entend des remarques dans ce style: «Alors, Don Juan, pas encore rangé? T’as pas encore trouvé ta perle? Faut penser à ta mère. Elle se plaint. Elle regarde avec envie ses copines qui papotent sur leurs petits-enfants, à quand mon tour? qu’elle répète.» Si au bureau, on ne le laisse pas tranquille sur ce sujet, où trouvera-t-il la paix? 

Cette journée, si bien commencée dans le ronronnement des habitudes, s’achève dans la morosité. Eliot ouvre une boîte de soupe « bisque de homard bleu au cognac ». Il l’ingurgite avec des croûtons à l’ail. Il entend, comme si elle était à côté de lui, la voix claire de Sandrine. 

Il l’a rencontrée à l’université. Elle le trouvait beau et solide. Son calme devant les imprévus de la vie quotidienne l’apaisait. Ils marchaient comme deux Siamois qui ne pouvaient se détacher l’une de l’autre. Cependant, quand elle criait ses vœux vers le ciel noir, rempli d’étoiles complices, son cœur se resserrait, s’affolait: «Je suis jeune, trop jeune pour m’engager!» L’avenir, son avenir? il ne le voyait pas. Il restait indécis sur sa voie, son futur métier. Sandrine préparait une licence de langues étrangères appliquées en anglais et espagnol, était certaine de trouver au bout de son cursus un «job» satisfaisant. Pour leur avenir, elle envisageait un mariage à l’église, comme un contrat ferme jusqu’à la mort. Il ne savait pas comment lui dévoiler ses peurs tandis qu’elle levait vers lui ses yeux chatoyants tels des émeraudes. 
Pendant qu’il mâchouille ses croûtons, il s’interroge sur l’intensité de son amour pour elle, à cette époque. Il lui semble qu’un des effets de ce sentiment universel, chanté par les poètes, sur les protagonistes est la confiance dans la vie, un état un peu niais d’optimisme, qui leur donne une sensation de légèreté. L’être amoureux ne redoute pas les serments d’éternité, il accepte les rêves de l’autre, il épouse ses rêves. Ce qu’Eliot comprend mieux pendant qu’il termine son repas, c’est qu’il n’aimait pas assez Sandrine pour oser prendre la responsabilité de fonder une famille. 
Ses réponses évasives ont découragé la jeune fille. Ils se sont séparés. Il a noyé son chagrin en prenant des bains de minuit dans les eaux glacées de la Mer du Nord. 

Les propos de Christine continuent de creuser leur chemin tortueux dans son cerveau. Il se lève, va se regarder dans le miroir: «J’ai quand même une belle gueule, du moins c’est ce qu’on m’a toujours dit.» Aussitôt, il fait la grimace, un voile triste couvre l’éclat de ses yeux. 

Hélène l’a quitté. Une belle masse de cheveux noirs bouclés où il aimait promener ses doigts comme s’il marchait dans une forêt et elle soupirait de plaisir. Après un master en management et gestion, il a trouvé sa place dans une grande banque. Il voguait dans la bonne direction, vers la réussite, vers l’épanouissement professionnel. Il s’estimait assez solide pour fonder une famille, deux enfants, un garçon et une fille dans l’idéal. Ensuite, tous deux verraient s’il faudrait agrandir la cellule familiale. Cela dépendrait des vents financiers. Hélène travaillait dans une librairie, ne s’opposait pas à l’idée de se mettre à mi-temps. Ils vivaient ensemble depuis plusieurs années quand, à la stupéfaction de tout son entourage, la belle Hélène a disparu comme une fumée, au cours d’une nuit ordinaire. A certains, Eliot parlait «d’incompatibilité d’humeur» demeurant imperturbable face à leur incrédulité. A d’autres, Eliot précisait: «Pas les mêmes projets, je voulais des enfants tout de suite, Hélène non.» Aux questionnements persistants de sa mère, le fils fournissait des réponses laconiques, philosophiques : «Que veux-tu? Ainsi va la vie.» 

Comme tout a une fin, on arrête d’embêter Eliot. Il continue d’aimer les femmes. Il en a besoin comme de l’oxygène, mais il ne s’attache plus à aucune. Ses dents bien alignées quand il arbore son sourire à fossettes et ses manières de banquier, feutrées, courtoises, lui assurent un chemin sans obstacles vers celles qu’il désire séduire. Quand on murmure sur son passage «c’est un Don Juan», il gonfle sa poitrine. Les années passent et aucune Elvire sanglotant ne le poursuit. Eliot ne fraie qu’avec des femmes qui apprécient la discrétion, comme lui. Il établit un nouvel équilibre dans sa vie. Il ne souhaite surtout pas le rompre. 
Ce nouvel équilibre, Eliot parvient à le maintenir pendant quelques années. Dans son lieu de travail, on le note comme un conseiller en gestion dynamique et efficace. Il porte des costumes sobres, de bonne coupe. Il émane de son corps un parfum discret et viril qui met ses clients en confiance. Il distille ses conseils sans abuser de jargon technique. Ses interlocuteurs retirent l’impression qu’ils deviennent plus avisés et approuvent les investissements suggérés. Dans l’intimité, Eliot se félicite de ses performances qui comblent ses partenaires. Ils vivent des moments bien planifiés, trop courts sans doute. Mais la plupart du temps, l’ensemble roule sans heurts, comme des roues bien huilées. Avec ses maîtresses, une sorte d’accord «win-win» tacite ne requiert aucun contrat, aucune promesse. 
Pour que cette harmonie dure, il aurait fallu qu’Eliot ne franchisse pas le cap de la quarantaine. Mais comment peut-il éviter ce passage inévitable? 
A la banque, des rumeurs lui laissent espérer une promotion intéressante, toutefois, il se dresse le talon d’Achille de son célibat. Selon les règles implicites de sa société, un cadre supérieur devrait orner son bureau d’une photo de famille bien encadrée: Eliot avec sa femme et ses enfants, un garçon et une fille aux sports d’hiver, ce serait une image excellente. 
Quant aux moments dits de convivialité, dans la famille, en présence de sa mère, Eliot les redoute. Des piques lui sont lancées et le mettent dans l’embarras. Cela peut se déclencher à partir de n’importe quoi. Ainsi, il se souvient de cette scène pénible. 
Suite à une pétition circulant sur la toile en faveur de la panthéonisation de Joséphine Baker, une discussion animée s’engage autour de la table, à la fin d’un repas copieux: 
— Quelle drôle idée d’adopter tous ces enfants! 
— C’était un idéal de fraternité universelle de sa part. 
— Faut dire aussi que cela répondait à son besoin profond de maternité. 
— Et toi, Eliot, n’as-tu pas des besoins de paternité, toi aussi ? déclare la mère. 
Des éclats de rire entourent Eliot qui reste pantois. Il finit par répondre qu’il ne souffre pas des mêmes obsessions qu’une femme. 
— Dommage ! conclut la mère. 
Même dans la sphère intime, il n’échappe pas à ce harcèlement! 
Margot, son amante actuelle lui chuchote au creux de l’oreille: 
— J’aimerais bien avoir un enfant de toi. 
— Ma chérie, que dirait ton mari? réplique Eliot en l’apaisant avec une tendre caresse. 
— Ben, il pensera simplement que c’est son enfant! 
— Ma chérie, s’écrie Eliot, je ne suis pas aussi cynique que tu pourrais le croire. Cela va totalement contre mes principes. 


Eliot, dans un pantalon en toile et un polo blanc, file vers la baie du Mont Saint-Michel, au volant de sa berline. A ses côtés, sa mère. Un petit week-end où Eliot essaiera d’établir une nouvelle harmonie dans sa vie. Ils écoutent Luis Mariano: 
C’est toi, Maman, la plus belle du monde 
et lorsque tout s’effondre 
autour de moi, 
Maman, toi, tu es là. 
C’est la chanson préférée de sa mère. Eliot la fredonne, il est de très bonne humeur. 
— C’est gentil de me faire écouter cette chanson. Mais tu sais ce que j’espère toujours, n’est-ce pas? 
— C’est entendu, Maman. Je te donnerai ma réponse demain, pendant que nous serons au restaurant. 
— Pourquoi pas maintenant? 
— Il faut toujours un cadre approprié. Tu as patienté pendant des années. Alors, quelques heures de plus... 
Comme sa mère reste mutique, Eliot ajoute: 
— S’il te plaît, laisse-moi profiter du moment présent! Tu sais, le travail, ça ne marche pas toujours comme sur des roulettes, je décompresse. 
Eliot vient de sortir son argument choc, celui de la pression au travail. Cela fonctionne avec sa mère qui accepte de patienter. En réalité, c’est tout son environnement qui exerce sur lui cette pression: assurer la continuation de l’espèce, transmettre son capital génétique, celui qu’il a reçu de ses parents. A lui d’assurer! Et n’est-ce pas égoïste que de refuser la paternité? N’y-a-t-il pas aussi du bonheur dans ce devoir? Eliot ne demande pourtant qu’à se conformer à ce modèle. Il se rend compte qu’il ne s’est pas encore remis de la fuite d’Hélène. Maintenant, il ne sait comment dévoiler cette blessure toujours ouverte, comment l’expliquer avec des mots. Des mots qui refusent de sortir de sa gorge, des mots qui sont coincés quelque part dans son corps et n’arrivent pas à leur destination. 

Dimanche matin. La météo annonce un temps nuageux, sans pluie. Tant pis pour les belles photos, se dit Eliot, mais ce sera parfait pour la marche vers le mont Saint-Michel. Pendant le petit déjeuner au buffet de l’hôtel, la mère s’inquiète: 
— Mange encore un croissant. Il te faut de l’énergie pour cette randonnée. 
— N’exagère pas! Trois heures en terrain plat ou marécageux, ce n’est pas l’ascension de l’Everest. De ton côté, ne rate pas le bus. On se retrouve chez La Mère Poulard. 
Eliot arrive au bec d’Andaine, lieu de départ de tous les groupes qui ont choisi de marcher vers le mont Saint-Michel, avec un guide. Il y a des familles avec leurs enfants qui sont très excités, des hommes et des femmes, en couples ou non. Eliot est heureux de se fondre parmi eux, comme une personne quelconque. Bientôt, le groupe s’ébranle, derrière le guide Jérôme. Les pieds nus s’enfoncent dans la vase. Il faut savoir les retirer l’un après l’autre sans perdre son équilibre. Eliot regarde les corps qui avancent devant lui, les mains qui jouent au balancier, le ciel gris, l’horizon immense où la limite entre ciel et terre se confond. Dans sa tête, il suit aussi sa mère. A quel moment va-t-elle découvrir l’enveloppe grise qu’il a glissée dans son sac à main à son insu, ce matin? Sans doute quand elle voudra payer son ticket de bus. Il imagine son air perplexe, mais elle ne l’ouvrira pas tout de suite. 
Soudain, devant lui, à la distance d’un mètre environ, une silhouette de femme, ses yeux remontent lentement son dos, arrivent sur son cou gracile de cygne qui s’offre à la caresse. Eliot reconnaît ce trouble qui commence à l’envahir. Et voilà que les cheveux roux, relevés en chignon, s’éparpillent en mèches ondulantes. Elle s’arrête pour les relever. Eliot arrive à son niveau. Il n’a jamais rien contemplé d’aussi magnifique sous ce ciel gris bleu. La belle diffuse une fragrance que ses narines captent avec avidité. Tout en continuant sa marche, il réfléchit à une manière naturelle de lui adresser la parole. 
— C’est la première fois que vous faites cette marche? 
— En tant qu’adulte oui. Je m’aperçois que les enfants s’amusent beaucoup plus 
— Il y a une technique à adopter. Vous enfoncez votre pied par le talon d’abord. Cela vous donne la stabilité. Évitez aussi de poser vos pieds dans les pas de ceux qui vous ont précédés. 
— C’est vrai! J’avance plus vite! 
Elle le regarde et éclate de rire. Il lui rend son sourire à fossettes. 
Eliot s’éloigne de la jeune femme. L’image de sa mère occupée à lire les feuillets de l’enveloppe l’absorbe complètement. Ses épaules s’affaissent, désolées de lui apporter une telle déception. Il se compare à une branche pourrie. Mais une voix cristalline le ramène sur les terres marécageuses: 
— Alors! monsieur le conseiller, je vais vous dépasser! 
Le réflexe du sourire éclatant! Eliot repose ses yeux sur la belle inconnue comme sur une vision de rêve: 
— Vous êtes belle comme une déesse! Vous voulez que je vous prenne en photo, avec le mont Saint-Michel en fond de paysage? 
Elle lui passe son smartphone, le temps de la centrer dans l’objectif, déjà, il lui rend l’appareil. 
— Merci monsieur?... 
— Eliot, appelez-moi Eliot. 
— Très bien Eliot, moi, c’est Marion. 
Ils marchent l’un à côté de l’autre comme s’ils étaient de vieilles connaissances. Ils parlent de tout et de rien comme deux personnes qui se découvrent aussi. Ils écoutent le guide, Eliot n’a rien compris à ses explications, mais cela lui importe peu. Pour le moment, Eliot flotte en apesanteur. Tout son être est tendu vers Marion et les heures s’écoulent sans qu’il s’en aperçoive. Dans les sables mouvants, ils se tiennent par la main et s’amusent comme les autres enfants. 
Mais déjà, le guide donne au groupe les dernières instructions pour le retour. Eliot se rappelle son rendez-vous avec sa mère au restaurant. Elle a lui a envoyé un message: « Je t’attends ». 
— Marion, je vous dis au revoir ici. Ça vous dirait qu’on se revoie? 
Elle lui offre son grand sourire, des dents aussi parfaitement alignées que les siennes: 
— Laissons faire le hasard et merci de m’avoir tenu compagnie. 
«Avec sa beauté, elle ne doit pas vivre seule», soupire Eliot. Pendant qu’il grimpe vers le lieu de rendez-vous, il sent la fatigue l’envahir. Dans l’enveloppe, le résultat de toutes les analyses médicales avec leurs explications est détaillé et répond en quelque sorte aux attentes de sa mère, forcément déçues. Il la voit assise juste à côté de la porte. Elle a commandé un grand verre de thé glacé au citron et à la menthe. L’enveloppe grise à côté du verre, ces lettres qui se détachent A M P. Eliot s’assoit en face d’elle, honteux, gêné. Il attend. Elle finit par lui dire: «Eliot, nous sommes deux à partager le poids de ton secret.» 

Myosotis

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