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dimanche 10 janvier 2021

Le goût des rencontres

Alaïs était singulière, comme son prénom. Elle n’était pourtant pas de noble lignée, comme l’étymologie voulait le faire croire, cependant porter un prénom si rare l’avait un peu mise à l’écart. Elle était particulière pour différentes raisons. Par exemple, son intelligence supérieure et différente l’avait longtemps isolée. Elle savait qu’elle ne fonctionnait pas exactement comme les autres. 
Quand elle entendait une musique, elle l’imaginait en couleurs. Dans sa tête, cela pouvait ressembler aux images qu’elle avait parfois vues sur les écrans d’ordinateurs quand des algorithmes tentaient de mettre les sons en images. Le la, 440 hz, était bleu pour elle, le sol, vert et le ré, jaune comme le soleil. Les cercles évoluaient au rythme des chansons et ainsi, elle retenait tout. Ensuite, dès qu’elle s’asseyait devant un clavier, ses doigts galopaient pour reproduire ce qu’elle avait entendu, inlassablement, jusqu’à ce qu’elle puisse jouer la mélodie très vite et sans aucune fausse note. Alors seulement, son rire éclatait, comme une cascade, et elle pouvait chanter à haute voix ce qu’elle entendait et ce qu’elle voyait. 
Quand ses doigts ne dansaient pas sur le piano, son corps s’agitait. Elle avait une silhouette de danseuse : port altier, cou allongé, bras toniques, jambes fines, pieds prêts à bondir. Elle sautait, elle dansait, elle tournait, pour ne jamais s’arrêter. Son parfum se dispersait dans toutes les pièces où elle entrait avec chacun de ses mouvements. 
Elle sentait Miss Dior Rose N’Roses, avec une pointe de bergamote qui rappelait le thé Earl Grey, à la fois réconfortant et frais. L’odeur était délicate et trahissait parfois sa présence, même quand elle se blottissait au creux du canapé pour rêver tranquillement, casque enfoncé sur les oreilles, bras et jambes dessinant les chorégraphies qu’elle imaginait. 
Elle sentait aussi l’air pur quand elle rentrait après un jogging ou une balade à vélo, le crumble pomme cannelle et le mug cake au chocolat dès les premiers jours de l’automne. 
Alaïs était insaisissable et mystérieuse, pourtant ceux qui la voyaient pour la première fois pouvaient prendre sa réserve et son calme pour de la douceur et sa maman et sa soeur lui disaient souvent que sa peau était aussi douce que la laine polaire dont on fait les doudous. 

Grâce à sa mère, médecin, elle passa son enfance à Vintiane, au Laos. Elle grandit au milieu des expatriés, dans un monde multiculturel et ouvert qui laissait peu de place aux relations durables. Elle eut donc très vite conscience qu’elle ne pouvait compter que sur trois personnes : sa mère, sa sœur et elle-même ! Le trio était inséparable et constituait sa permanence. Elle avait vu ses premières amies partir et, un soir, leur mère leur annonça qu’elles allaient rentrer dans leur pays. Seule Alaïs n’avait pas d’opinion quant à leur destination car elle ne se sentait reliée à la France que par la langue. Elle pressentait pourtant que l’annonce serait suivie d’un changement de décor radical et que sans doute, elle allait quitter l’insouciance de son enfance. 

Quelques semaines plus tard. Leurs vies et son enfance furent emballées, scotchées, mises en boîte et expédiées. Alaïs contempla sa chambre vide. Elle regarda par la fenêtre et admira une dernière fois le frangipanier pour ne rien oublier. Ni le vert des feuilles ni la beauté fragile des fleurs. Le lendemain, elle serait dans un autre pays, à l’autre bout de son monde. Elle allait quitter la chaleur uniforme et les journées égales toute l’année pour découvrir quatre saisons, la brièveté des jours d’hiver et les longues soirées d’été. Tout cela, elle ne le connaissait que par les histoires de Mamoun et les souvenirs racontés par sa sœur. De ses premières années françaises, elle n’avait rien gardé en mémoire. Sa vie était ici, dans la chaleur tropicale et la mousson. Son jardin était luxuriant toute l’année, la ville était un feu d’artifice de couleurs où légumes et fleurs rivalisaient pour offrir à chacun un aperçu de l’arc en ciel. Elle ferma les yeux. Toutes les images étaient rangées dans sa tête avec tous les sons et toutes les odeurs. À bientôt onze ans, elle avait le droit de se sentir chez elle dans ce pays où elle avait grandi, mais elle ne pouvait pas y rester seule. Sa mère était pour le moment la seule à décider de leurs vies. Elle la suivrait donc dans l’avion du retour. Elle ferma les yeux pour retenir ses larmes. 
 
Au petit matin, après la première nuit dans la nouvelle maison, Alaïs fut saisie par l’odeur et par la qualité de l’air. Sans l’humidité écrasante, la voix ne portait pas de la même manière. Alors que tout le monde dormait encore, elle sortit. Elle fut étonnée par les teintes de la campagne. Elle ne reconnaissait rien. Il n’y avait pas de bambous ni de bananiers, pas de fruits aux couleurs chatoyantes et même les fleurs semblaient avoir revêtu une couleur pastel. La nature lui sembla pauvre et organisée. Elle sentit la terre s’écraser sous ses pas, les quelques feuilles qui jonchaient le sol bruissaient sous son poids. Le chant des oiseaux et le frémissement du vent dans les peupliers avaient remplacé l’agitation de la capitale laotienne. Elle croisa quelques cyclistes et fut doublement surprise : il s’agissait vraisemblablement de sportifs, l’utilisation du vélo n’était donc pas exclusivement utilitaire ici et ils parlaient français. C’était pour elle la langue de la maison, celle qu’elle avait toujours entendue à l’intérieur. À l’extérieur, elle avait l’habitude des sonorités du laotien qu’elle parlait un peu. Ce matin-là, pour la première fois, elle entendait sa langue maternelle hors les murs. Elle poursuivit sa balade en se laissant envahir par les sensations qu’elle découvrait. Les odeurs étaient moins marquées que là-bas et la température plus propice au sport. Elle entendit l’eau couler et se laissa guider par le murmure qui enflait. Le soleil dardait ses rayons doux sur la surface de l’eau céladon, qui tranchait avec les reflets du Mékong, plutôt ocre. Tout était nouveau. Elle découvrit quelques montagnes en amont. Au moins, elles n’avaient pas élu domicile dans un plat pays, les sommets lui donnaient un objectif. Alaïs eut soudain envie d’être le 21 décembre, premier jour de l’hiver afin de découvrir la seule chose qui lui avait manqué sous les tropiques : la neige. 
 
Les quelques semaines qui suivirent leur retour furent tranquilles. Alaïs fut inscrite au collège et Loïse au lycée. Après quelques jours de classe dont Alaïs revenait en larmes, Mamoun accepta l’enseignement par correspondance sans trop poser de questions. Fini le lever à l’aube, le car bondé et les classes bruissantes. L’école à la maison avait de nombreux avantages et le passage en classe supérieure ne posa aucun problème. Une fois qu’elle eut réussi son brevet, sa maman lui proposa de l’inscrire en seconde dans l’établissement du secteur pour, disait-elle, se préparer à la vie d’adulte. 

Quand elle fit sa rentrée au lycée, Alaïs se figea dans la grande cour. Trop de bruit, trop d’élèves. Les jeunes de son âge s’interpellaient à grands cris et ils se jetaient dans les bras les uns des autres sans aucune retenue. Elle sentit les larmes qui montaient, ses mains moites, puis une sensation de froid l’envahit. Elle avait pourtant cru qu’elle saurait faire face. Elle détestait l’école pour tout ce qu’elle ressentait maintenant : les élèves qui grouillaient, comme des fourmis, les cris qui envahissaient tout l’espace sonore pour ne rien dire, les odeurs qui se mélangeaient, parfums écoeurants, cheveux trop propres ou trop sales, sueur, poussière, craie et vers 11 heures, odeurs de cuisine. Pourtant, son lycée était flambant neuf. Il n’avait encore accueilli aucun élève et le bâtiment en bois était résolument moderne. Il évoquait l’écoconstruction et l’obsession pour les économies d’énergie dont les cours de technologie et de SVT avaient proposé une description minutieuse au collège. Elle avait espéré que le neuf saurait anesthésier ses sens. Elle avait cru que rien ne la ramènerait à l’autre rentrée. Pourtant, quand elle se retrouva assise, face au tableau, comme avant, elle eut la certitude que malgré la chaise ergonomique, le bureau à hauteur variable et le tableau blanc interactif, rien n’avait réellement changé. Le passage du collège au lycée n’avait pas permis le miracle tant attendu. Elle était encore et toujours la petite fille qui, de retour du Laos, avait perdu ses repères, ses amis, et toute son enfance l’année de son entrée en 6e. L’école était indissociable de ce jour-là qu’elle aurait tellement aimé oublier. 
En rentrant, avant de répondre aux questions de Mamoun et Loïse, elle se précipita dans la salle de bain pour se retrouver. 
Quand Alaïs était tendue, qu’elle sentait chacun de ses muscles tirer et qu’elle serrait les dents, prête à exploser, elle aimait plonger dans un bain tiède. Le bien-être l’envahissait dès qu’elle entendait le bruit de l’eau. Il y avait d’abord le choc des premières gouttes contre le fond de la baignoire vide, puis, dès qu’il y avait quelques centimètres d’eau, le son de l’eau courante qui se mêlait à l’eau dormante était aussi fort que celui d’une cascade en pleine nature. Elle jeta quelques perles de bain qu’elle regarda se dissoudre avant qu’elles ne disparaissent sous une couche d’écume. Elle plongea ses doigts dans la mousse et frissonna de plaisir, puis, lorsque l’eau arriva à mi-hauteur, elle entra lentement dans la baignoire pour sentir chaque centimètre de sa peau se détendre. Une fois assise, elle glissa pour laisser l’eau recouvrir ses épaules, puis s’allongea presque entièrement en pliant les genoux, en position quasi fœtale. Elle était bien trop grande pour tenir entièrement dans cette petite baignoire. 
Le contact de l’eau la transporta à Vintiane, à l’hôtel Intercontinental, dans la piscine de son enfance perdue. Le grand bain était à la température exacte de son corps, ni trop chaud ni trop froid. Elle préférait la brasse coulée qui éloignait tous les bruits du monde et l’autorisait à se réfugier dans sa bulle, le temps d’une longueur. 
Immobile, allongée au fond de la baignoire, elle sentit ses bras bouger et elle n’entendit plus rien. Son enceinte JBL continuait pourtant à diffuser Believer en boucle. Elle commença un chant intérieur, entendit sa voix et aurait presque pu percevoir la vibration de ses cordes vocales. Elle se laissa aller, confiante. Elle vit les cercles colorés qui défilaient au rythme des paroles qu’elle répétait en silence. Elle pouvait rester longtemps dans cette position, offerte à la caresse légère de la mousse et de l’eau, ne sortant la tête que pour prendre une grande inspiration, à intervalles réguliers. Elle en profitait pour vérifier qu’elle était toujours dans le tempo de sa chanson, qu’elle n’avait ni ralenti ni accéléré. Chaque fois, elle souriait, victorieuse ! Elle oubliait tout, même l’endroit où elle se trouvait. Quand le monde extérieur était à nouveau perceptible, c’est qu’il était temps de rajouter un peu d’eau chaude, juste assez pour être en osmose avec le milieu, en apesanteur totale et pour prolonger la trêve de quelques minutes. Enfin, prête à se laisser toucher et à répondre aux questions de sa mère, elle sortit du bain. 
 
Une fois de plus, Mamoun sut la comprendre. Elle termina donc sa scolarité secondaire par correspondance. La vie s’organisa autour des heures d’apprentissage et des activités de loisirs. Danse et piano en semaine et vélo avec sa sœur le week-end. 
 
Un dimanche où Mamoun était de garde, et alors qu’elles rentraient de leur excursion en VTT, Alaïs trouva Loïse pétrifiée devant le portail. 
- Pourquoi t’ouvres pas ? demanda Alaïs à sa sœur. 
- Là… 
- Quoi ? 
- Une souris ! 
- C’est un cadeau du chat, t’as qu’à l’enlever ! 
- J’peux pas… 
- Peut-être, mais c’est toi la grande ! 
- Mais là, j’peux pas ! 
- On va pas rester dehors quand même ! 
 - J’passe pas ! 
Agacée par cette situation sans issue, Alaïs décida de passer à l’action. Peut-être que si elle réussissait à les débarrasser de cet obstacle, sa sœur cesserait de la considérer comme la petite. Elle regarda le corps de la minuscule chose et sentit une légère crampe au milieu du ventre. Elle eut comme un haut le cœur et avança en tremblant vers le cadavre. Elle plia les genoux mais interrompit son mouvement brusquement. À ce stade, il était clair qu’elle ne pourrait rien faire si elle LA voyait. Elle était trop triste pour elle. Mourir pour rien, juste parce que le chat avait décidé de s’amuser un peu… Elle chercha quelque chose pour couvrir la bête d’un voile pudique. Elle avait un kleenex dans sa poche. Elle le déplia, le tint pour qu’il fasse écran entre elle et la souris, tendit la main en direction de celle-ci et la recouvrit de façon à ne rien voir. Tremblante, elle étira lentement le bras en pliant les genoux et poussa un cri de dégoût qui s’étrangla dans sa gorge. Plus que quelques centimètres, surtout ne pas toucher le corps. Ouf, elle avait posé le mouchoir mais elle ne parvenait pas à se débarrasser de cette vision d’horreur. Elle tenta de prendre une grande inspiration, mais c’était difficile. Depuis le début de son travail de croque-mort, elle peinait à laisser entrer l’air jusqu’au bout pour gonfler ses poumons. Il lui fallait maintenant un sac opaque. Elle demanda à Loïse de se rendre utile et d’aller chercher quelque chose. Celle-ci fit un pas de côté pour éviter le linceul improvisé et alla chercher les sacs poubelle. Elle réapparut essoufflée et lui tendit le rouleau, au lieu du sac demandé, avant de détourner le regard. Alaïs éprouvait comme une attirance macabre pour le carré blanc qui contrastait avec la terre battue de l’allée, elle n’avait pas besoin de le soulever pour voir, en vrai, le petit rongeur immobile, mais l’idée de le toucher la révulsa. Elle enfila le sac poubelle à la manière d’un gant et se pencha à nouveau. Elle tournait presque le dos à sa cible. Alaïs avait peur d’appuyer trop fort avec sa main car elle craignait d’écraser la victime. Elle replia le kleenex tout en soulevant la souris. Elle plissa les yeux et détourna la tête pour ne rien voir. Le sac lui sembla si léger qu’elle ne savait pas ce qu’elle avait pris. Elle ouvrit les yeux en criant, par précaution, et peut-être un peu aussi pour ne pas exploser de peur. Et là, malheur ! la bête était toujours là, cette fois dans une mare de sang. Alaïs se demandait si elle allait réussir. Il fallait qu’elle maîtrise son tremblement, qu’elle ouvre les yeux, qu’elle accepte de regarder la mort en face. Impossible. Elle recommença son manège, mais cette fois, elle utilisa ses deux mains pour être certaine de ne rien perdre en route. Elle ouvrit les yeux. Elle avait retourné le sac. Elle baissa les yeux et ne vit plus que la tache immonde. La bête devait être dans le sac. Elle eut du mal à le fermer car elle ne parvenait pas à regarder ce qu’elle faisait. Elle tendit le cercueil improvisé à sa sœur du bout des doigts. Elle se sentait épuisée, douloureuse, comme si elle sortait d’une longue maladie, mais elle avait réussi. Elle avait vaincu sa musophobie… peut-être. Mais surtout, elle avait prouvé à sa sœur qu’elle n’était plus la petite fille apeurée qu’il fallait protéger du monde extérieur, elle avait réussi brillamment cette épreuve initiatique qui la faisait basculer dans le monde des adultes. 
Elle allait terminer sa dernière année de danse avec les ados. Show Dance 4. Le Graal pour ceux qui avaient commencé en maternelle. Ce n’était pas son cas, mais elle avait gagné sa place dans les chorégraphies, à force de travail. Elle était finalement heureuse de ne pas avoir abandonné ce loisir. 
Comme son corps était toujours en mouvement, au début du collège, Mamoun lui avait proposé de l’inscrire au cours de danse de spectacle, sans doute pour qu’elle rencontre d’autres adolescents. Elle n’avait pas besoin des autres. Elle était sûre qu’ils la jugeaient sans cesse. Mais ce qui l’avait convaincue d’essayer, c’était l’alliance de la musique et du mouvement. Elle pensait que les chorégraphies étaient conçues comme une juxtaposition de solos. Ce qu’elle appréhendait chaque semaine, c’était l’odeur de transpiration qui envahissait la salle après l’échauffement. 
Les dernières semaines avant le spectacle étaient intenses. Les répétitions s’enchaînaient, à l’école de danse, sur scène, à la maison. Alaïs répétait jusqu’au vertige. Elle voulait être parfaite le grand jour pour ne pas se faire remarquer. La crainte de ne pas être à la hauteur la paralysait parfois et pour parvenir à se libérer il lui fallait se concentrer sur l’air qui entrait dans ses narines et suivre tout le trajet de sa respiration. Sa mère lui avait dit un jour « Perfect practise makes perfect », c’était la devise de Misty Copeland, la première danseuse classique noire américaine. Alaïs l’avait adoptée. Elle tentait de respecter à la lettre les instructions du professeur et veillait à ne pas perdre une seconde le fil de la musique. Souvent, ils commençaient à travailler en silence, lentement, juste pour revoir les enchaînements et elle mémorisait la succession des contractions et des détentes musculaires. Elle fermait les yeux et déployait les mouvements, amples et réguliers, au rythme que le professeur indiquait en battant la mesure. Elle sentait parfois une danseuse la frôler et elle percevait le glissement des chaussons sur les lames de parquet. La chaleur se propageait dans son corps à mesure que les muscles de ses cuisses chauffaient, ses chevilles devenaient sensibles et son genou droit aussi. Heureusement, elle ne ressentait aucune douleur dans les bras, alors qu’ils étaient toujours tendus pour que le spectateur ne voie que le ballet, même quand la musique s’arrêtait ou que les danseurs se figeaient en attendant leur tour. 
Les élèves faisaient des gammes en accélérant un peu plus chaque fois qu’ils recommençaient un mouvement, comme les pianistes qui fixent les doigtés par des gestes lents et marqués. Quand le professeur était satisfait, il ajoutait la musique. Souvent, trop de décibels la faisaient sursauter. Elle fixait alors toute son attention sur la chorégraphie pour mettre le volume sonore à distance et elle dansait. Le lendemain, elle se réveillait courbatue, comme si chaque répétition était destinée à lui faire découvrir un nouveau muscle dont elle ignorait l’existence jusque-là. 
Chaque année, le jour du gala, le trac l’accompagnait dès le lever. Elle ne mangeait que du bout des lèvres et imaginait sa performance. Les images étaient très réalistes mais elle ne voyait jamais rien du public. Cette préparation lui permettait de ne rien laisser au hasard et de ne jamais être surprise. Elle savait que le stress aurait sur ses douleurs l’effet d’un anesthésiant et qu’elle serait tranquille, au moins le temps du spectacle. 
Au matin de son dernier spectacle, elle était presque angoissée. Le thème de cette année était la comédie musicale et les costumes comme les musiques lui plaisaient. Une page allait se tourner. Une fois le rideau baissé, elle aurait quitté son adolescence. La rentrée prochaine se passerait ailleurs. 
L’application Parcoursup n’avait pas encore annoncé le verdict, mais elle était certaine de quitter sa campagne. Si elle comparait sa vie à un jeu vidéo, elle se trouvait à la fin d’un niveau, sur le point de basculer dans un nouveau monde dont elle ne savait rien. 
Elle avait finalement été affectée à Lyon. Dans le tram qui la conduisait vers le domaine universitaire, sa gorge se noua et elle sentit cette petite douleur caractéristique dans le fond de l’oreille, comme une otite, mais pas tout à fait aussi forte. Elle reconnut ce qu’elle appelait ses manifestations corporelles de la peur. Elle n’arrivait pas à poser sa respiration ni à ralentir son cœur qui battait la chamade. Pour la première fois depuis bien longtemps, elle allait se retrouver dans une salle de classe. La peur, elle l'avait découverte dès ses premiers pas dans la cour des grands, en arrivant au collège, en France. Elle lui avait laissé quelques cicatrices. Alaïs chassa cette réminiscence et se demanda comment se calmer, puis elle se souvint de l’idée que sa mère lui avait soufflée : prendre un bon souvenir et le ressentir chaque fois qu’elle en aurait besoin. Ce matin-là, elle choisit les crêpes. Depuis toujours, elles avaient été synonymes de joie. Elle parvint à convoquer la douce odeur de la pâte qui chauffe, le craquement du sucre roux sous la dent, la chaleur qui enveloppe à la tombée du jour, tout ce qui pouvait la rassurer maintenant. Elle sut qu’elle tiendrait jusqu’au vendredi car son corps gardait encore la mémoire de ces retrouvailles passées et futures. Elle partageait toujours ce moment avec sa sœur et elle se sentait en sécurité. Dans le tram, les étudiants qui l’entouraient, par groupes de deux ou trois, n’avaient rien vu de sa détresse. Sa respiration s’apaisa, elle put se fondre dans la masse… 
Quatre heures plus tard, elle trouva une invitation devant la porte de son studio. SOIRÉE CRÊPES À DANIEL TAMMET. Elle n’avait pas très envie d’y aller. C’était une soirée d’intégration proposée par la résidence universitaire où elle logeait pour cette première année d’autonomie. La perspective de se retrouver à nouveau entourée par les corps et les odeurs des étudiants, après la demi-journée en amphi, lui paraissait insupportable. Pourtant, elle refusait de laisser la solitude l’emporter. Cette rentrée était comme une page blanche et il lui suffisait d’y décrire la personne qu’elle désirait devenir. D’après le psy, rien n’était repoussant en elle et il lui appartenait de se laisser approcher. 
Alaïs surmonta son appréhension et poussa la porte battante. L’odeur des crêpes ouvrit instantanément les vannes de ses souvenirs. Elle eut un mouvement de recul. Comment des inconnus pouvaient-ils reconstituer l’odeur des crêpes de Mamoun ? Elle mettait tout son amour dans la préparation et mélangeait plusieurs farines : millet, avoine, épeautre, sarrazin, voire bananes et patates douces, elle ajoutait toujours un peu de sucre vanillé et graissait la crêpière avec une feuille d’essuie-tout entre chaque crêpe… Un peu plus d’huile pour elle, qui aimait bien entendre la pâte crépiter, un peu moins pour Loïse qui pensait toujours à sa ligne… Les crêpes de Mamoun avaient un goût incomparable. Tous les vendredis soir, c’était la fête : on célébrait l’arrivée du week-end, puis quand Loïse eut quitté la maison pour ses études, on célébrait son retour et la reconstitution éphémère du cercle familial. 
Les crêpes étaient devenues un rituel et les deux sœurs s’interdisaient d’en manger si elles n’étaient pas réunies. Venir à cette fête, c’était aussi rompre ce pacte familial. 
Lorsqu’un jeune étudiant à la carrure imposante lui demanda quelle garniture elle voulait pour sa première crêpe, elle sursauta. Elle ne prenait que du sucre : pas de confiture qui coule, pas de nutella horrible, pas de jus de citron pour faire une Suzette, comme sa sœur. Il lui tendit la crêpe et la première bouchée la replongea dans la sécurité du vendredi. Le sucre qui craque sous la dent, le goût de vanille, la chaleur qui monte autour de la crêpière, les éclats de rire et les discussions à bâtons rompus pour organiser le week-end : courses, sorties, films à partager… Elle ne parvenait pas à s’extraire de son cocon mémoriel pour aller vers les autres. Elle se demanda si, justement, les autres aussi pouvaient être projetés dans une bulle de souvenirs par une simple bouchée de crêpe ou en sentant une odeur familière. Si comme elle, ils n’oubliaient rien, jamais de ce qu’on leur disait ou de ce qu’ils vivaient et s’ils avaient autant de mal qu’elle à voir les gens, et non ce qu’on disait d’eux, chaque fois qu’ils rencontraient quelqu’un. Elle pensa qu’elle devrait peut-être parler à ce jeune étudiant. Elle ne savait rien de lui mais elle le trouvait assez beau. Elle pouvait engager une conversation pour le découvrir. Elle savait que la première fois, c’était toujours plus simple. La piqûre de la curiosité la poussait à sortir de sa réserve. Pour elle, l’inconnu suscitait toujours assez d’intérêt pour la pousser à agir et elle se sentait protégée car son interlocuteur ne pouvait se faire aucune idée d’elle dans cette salle anonyme. Il lui parlerait comme à une personne normale. 
Il était temps de lâcher prise et de faire confiance, elle était devenue adulte, elle était prête à se lancer à corps perdu dans la découverte du dernier niveau de son jeu de vie en vrai. Il pourrait s’appeler Objectif relations humaines ! 

FAA, Octobre 2020

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