Ces portraits ont été inspirés par des photographies de Lisa Sarfati (principalement The New Life, Twin Palms Publishers, 2005) Sous le prénom choisi par l’auteure des textes, on trouvera le titre original de l’œuvre.
Sasha
(The New Life, Twin Palms Publishers, 2005, Sasha N°28)
Elle a choisi le prénom de Sasha comme nom de scène. Elle maquille son visage : les cils lourds de mascara, les yeux agrandis d’un épais trait noir, les lèvres rouge sang. Elle dit qu’elle a 19 ans. En réalité elle en a 17. Les hommes s’en foutent, personne ne lui demande son âge. De toute façon, elle est trop vieille pour être encore vierge. Alors, 17 ou 19 ans... c’est du pareil au même.
Elle porte un soutien-gorge rouge en skaï en dessous d’une tunique noire transparente. Son cou est entouré d’un collier fantaisie, qu’on appelle un collier de chien.
Quand on ne la regarde pas, elle a un visage grave, le regard éteint. Quand elle joue le rôle pour lequel elle est payée, elle rit à gorge déployée, arrondit sa bouche, cligne de l’œil. C’est un rôle de composition. Elle le remplit comme il faut.
Dans sa chambre de jeune fille, des sangles pendent du plafond : elle s’exerce. Des acrobaties. Jusqu’à l’âge de 15 ans, elle a pris des cours de gymnastique – le trapèze, les anneaux, les arts du cirque, c’était sa passion. Un jour, un homme l’a hélée et lui a demandé si elle ne voulait pas gagner un peu d’argent en faisant des numéros devant un public. Elle ne s’est pas méfiée. D’ailleurs pourquoi aurait-elle pu deviner qu’un jour, elle devrait faire la même chose mais dans une autre pièce, devant un public différent, habillée tout aussi légèrement mais avec une touche plus vulgaire. Et puis, de fil en aiguille...
Bientôt elle sera majeure, on la pousse à quitter sa chambre de jeune fille, à quitter sa famille. On lui a fait miroiter une salle plus chic, un public plus choisi.
Sasha regarde autour d’elle et soupire.
Elle aimerait que ses parents comprennent et l’emmènent loin.
Tania
(The New Life, Twin Palms Publishers, 2005, Terri, N°31 - photographie également visible sur Instagram, compte lise_sarfati, post du 12/10/18)
Elle porte sa famille sur les épaules. Elle est l’aînée de trois enfants. Elle a 16 ans, sa sœur Jenny a 12 ans, son frère Boris 8. Aucun ne connaît son père, ils savent seulement qu’ils n’ont pas le même et quelques bribes. Leur mère est dépassée. Elle travaille dur puis elle doit se reposer, dit-elle. Elle n’en peut plus, la vie est trop injuste et ingrate. Elle passe alors ses journées au lit. Elle fume beaucoup, avale des médicaments. Il lui arrive de boire. Parfois beaucoup. Tania vide les bouteilles. Sa mère crie et l’insulte, pleure et la supplie. Tania ne dit rien, ne réplique pas, se protège seulement des coups.
Elle s’échappe en se rendant au lycée. Elle est assoiffée, insatiable, alors elle boit les cours et se goinfre de devoirs et d’exercices. On la traite de lèche-cul. Tania encaisse. Sans un mot. Elle est insubmersible.
Après les cours, elle passe au supermarché et achète le dîner. L’argent est une autre guerre. Sa mère oublie de lui en donner ou lui en donne trop à la fois, qu’elle doit planquer. Quatre personnes à nourrir, trois pièces à ranger, deux enfants à surveiller, guider, aider. Elle est à la fois mère, sœur, ménagère, lycéenne. Elle n’a pas le temps de rêver, elle n’a pas le temps de penser aux garçons, elle n’a pas le temps d’imaginer son avenir.
Elle avance d’un pas résolu, sans concession.
Rachel
(The New Life, Twin Palms Publishers, 2005, Sloane N°34 - photographie également visible sur le site artpil.com)
Avec sa moue de poupée, Rachel croit donner le change. Au début, on s’y laisse prendre. Il ne faut pas longtemps pour comprendre que c’est du chiqué, qu’elle se fout de tout, qu’elle n’a aucune intention d’obéir, qu’elle ne veut plus être la petite fille sage de ses parents. Elle a envie de tout péter, elle déteste ce salon rempli de bric-à-brac que la Ménorah surveille, comme si elle pouvait encore mettre de l’ordre dans cette maison. Sa famille se déglingue, Rachel l’a bien compris. Ses parents font semblant, ils s’accrochent à la Loi, aux rites et obligations. Ils chantent et dansent pendant les fêtes, sa mère fait des gâteaux au pavot, son père donne des ordres.
Fumer devant la Ménorah est un sacrilège. Le salon se remplit de fumée et l’odeur persistera jusqu’au retour des parents. Ils vont crier.
Rachel hausse les épaules ; elle s’imagine leur tenir tête en mâchant du chewing gum bien qu’elle préférerait leur souffler la fumée au visage.
La vitrine est remplie de médicaments. Le père veut que tout le monde le sache : il est malade, il faut le ménager. Il porte la main à son cœur à chaque fois que sa fille fait une incartade, il dit «tu veux me faire mourir», elle pense «ah mais si c’était vrai», elle se contente de ricaner, de transformer sa moue de poupée en moue de sorcière.
Elle a envie de tout bazarder, en premier le bazar religieux. Elle aspire goulûment sur sa cigarette puis prend la pose, se veut aguichante, mystérieuse. Elle s’entraîne devant le miroir. Demain, elle a rendez-vous avec Robin, un goy. Elle ne sait pas encore si elle va faire en sorte que ses parents l’apprennent ou si elle va cacher sa énième transgression. Elle hésite. Elle ne voudrait pas avoir la mort du père sur la conscience. Quand même pas.
Marc
(The New Life, Twin Palms Publishers, 2005, Mark N°41 - photographie également visible sur le site artpil.com)
Quand est-ce qu’on va le laisser tranquille ? Marc est fatigué, il en a marre. Il voudrait vivre sa petite vie peinard, rencontrer ses potes, boire une bière ou deux, fumer ses clopes et son shit tranquillou, ça ne fait de mal à personne. Sauf à lui. A la rigueur. Mais voilà, impossible de mettre un pied dehors sans qu’on le regarde de travers, de traîner dans la rue sans que les flics lui demandent sa carte d’identité, d’arpenter les allées du supermarché sans qu’un vigile le suive du regard. Ils croient tous ces cons qu’il ne voit rien ? Qu’il ne le sait pas qu’ils le soupçonnent de tout, de rien même.
Marc porte un large bracelet – Joseph lui fait remarquer qu’on dirait un bracelet de forçat. «Il manque plus que la chaîne et le boulet au bout.» Marc fronce les sourcils et fixe le vide en tenant sa cigarette et son briquet. Il a le look. Il l’aime bien. Un mélange de dandy et de petit dur: veste classe, t-shirt flashy, jean noir, bracelet voyant, brassard de son groupe préféré.
Un jour, il a vu un reportage sur les sapeurs du Congo-Brazzaville. Il a adoré leur allure. Quand il gagnera de l’argent, il s’habillera comme eux. Il jettera ses fringues bon marché, ses accessoires d’esclave moderne. Il s’habillera de rose ou de vert pomme, du chapeau aux chaussures. Il arpentera les rues d’un pas assuré le menton dressé, le regard fier, le sourire hautain.
Lisa
(The New Life, Twin Palms Publishers, 2005, Asia N°33 - photographie également visible sur le site artpil.com)
Elle regarde souvent dans le vague; on la dit rêveuse, elle se sait perdue. Le monde qui l’entoure la déconcerte, elle ne le comprend plus. Si elle ouvre les yeux sur ses proches, son appartement, son collège, sur tout ce qui lui était familier, elle ne reconnaît rien, comme si elle était revenue après être partie pendant des années et que tout avait changé.
Quand elle se regarde dans le miroir, elle voit une étrangère, une fille qui lui ressemble mais qui a quelque chose de bizarre, de flou, d’imprécis.
Hier, elle a voulu changer de tête, avoir teint ses cheveux en noir corbeau ne lui suffisait pas, elle a empoigné une grosse mèche qu’elle a coupée pour en faire une frange. Elle est de travers. Comme elle.
Tous les matins, elle s’épile les sourcils, elle se demande si elle ne va pas les remplacer par un épais trait noir.
Elle s’ennuie, elle se languit, elle s’étiole. La vie se poursuit sans elle; tout lui semble vain et lisse, un peu mort, il faut bien le dire.
Il fait chaud, l’air est moite. Lisa a la bouche légèrement ouverte, elle ressemble à un poisson, se dit-elle.
D’un geste brusque, elle enlève sa brassière. Elle regarde ses seins, elle les caresse, les soupèse. Ils sont lourds et fermes, la peau est douce et ses mamelons durcissent. Lisa passe sa langue sur ses lèvres sèches, sa respiration prend de l’ampleur.
Elle retire son short et sa culotte. Elle s’allonge sur son lit et d’une main hésitante elle suit les courbes de son corps, et s’attarde ici et là. Elle a la tête qui tourne, des picotements sur ses jambes, ses bras. Sa gorge palpite, ses seins gonflent. D’un mouvement brusque, sa main plonge entre ses cuisses légèrement écartées.
Elle ferme les yeux et respire.
Victoria
(The New Life, Twin Palms Publishers, 2005, Mariela N°27)
Elle est née à Orly il y a 14 ans. Quasiment sur la piste d’atterrissage. Sa mère n’aurait pas pu prendre l’avion si elle avait dit qu’elle était enceinte de 8 mois. Elle a caché son ventre sous des bandes de coton serrées, elle a comprimé ses seins gros comme des obus. Elle a tendu son passeport et ils n’ont rien vu ; dans l’avion elle suait à grosses gouttes. Dix heures durant, elle a prié. Dix heures durant elle a ordonné à l’enfant de se tenir à carreau. Elle a relâché la pression une fois qu’elle a eu passé la douane : elle s’est écroulée par terre. Des hommes se sont précipités. Les pompiers l’ont soulevée: «el bebé nace», a-t-elle murmuré. Un homme a hurlé des mots que sa mère n’a pas compris. Et tout s’est accéléré. Les pompiers couraient en portant le brancard sur lequel sa mère gémissait.
Voilà comment Victoria est venue au monde, en France. Voilà pourquoi elle s’appelle Victoria. Pourquoi elle est obligée d’être contente d’être vivante, de vivre dans ce pays de cocagne pour lequel ses parents se sont saignés aux quatre veines.
Victoria aurait préféré qu’ils émigrent aux États-Unis comme tout le monde. Ils voulaient aller en Europe. En Espagne. Mais ils ont pris l’avion pour la France parce que, à ce moment-là, ils ont trouvé un billet moins cher. Ils iraient en Espagne plus tard.
Après Victoria, trois autres enfants sont nés, dans des circonstances moins rocambolesques. Le garçon s’appelle François comme le président de l’époque. La reconnaissance éternelle de ses parents pour la carte d’identité et l’appartement qu’ils ont obtenu de façon inespérée cinq ans après leur arrivée. Ils vivent tout à côté de l’aéroport. Le bruit est infernal, mais ils sont contents. Le père travaille dur, il occupe deux emplois, mais il est content. Sa mère baragouine le français, juste de quoi faire ses courses, mais elle est contente.
Du coin de l’œil, Victoria la regarde préparer des empenadas. Elle essaie d’être contente. Comme elle, comme lui. Elle n’est pas une fille ingrate.
Magali
(Photographie visible sur le site artpil.com)
Magali chipote dans son assiette. Elle fixe sa fourchette fichée dans la faïence, dans l’espace vide, que la nourriture n’a pas souillée. Son regard évite le tas de couleurs écœurantes, le gloubi boulga immangeable que même son ami imaginaire, pourtant conciliant, n’aurait accepté pour rien au monde.
Magali est seule dans la cuisine, attablée devant son assiette. Elle est assise de travers, le corps tourné vers la porte, prêt à s’élancer hors de la pièce. Qui est fermée. À clé.
Sa mère ne viendra la délivrer qu’une fois la mixture avalée. Magali peut ajouter du sel et du poivre, de la sauce de soja, du magi-arôme, et même du «marmite», dont sa famille asperge les plats depuis un séjour en Grande-Bretagne. Des exhausteurs de goût. Ou pour noyer les morceaux de viande. Qui alors disparaît. Dit sa mère.
Qui ne comprend pas que Magali a le cœur au bord des lèvres à la seule évocation des ragoûts et des salmis.
Elle n’a plus d’appétit, ni pour les sauces et les purées, ni pour les hachis et les sabayons, ni pour les légumes bouillis et les compotes. Elle n’aime plus les mots-mêmes.
Souvent, elle reste toute une journée prostrée sur son tabouret. Elle ne doit sa délivrance qu’à son frère qui réussit toujours, mais parfois tard, à se glisser dans la cuisine, à l’insu de la mère. Il avale sans un mot la dégoûtante assiettée – avec ou sans épices. Il laisse tout sur la table, les couverts sales, les miettes de pain, le sel renversé: les traces de la défaite de Magali, abandonnées avec ostentation.
Le frère quitte la pièce aussi discrètement qu’il est entré. Magali n’a plus qu’à tambouriner sur la porte vitrée: c’est le signal pour la mère qui pénètre alors dans la cuisine et inspecte le lave-vaisselle, la poubelle, la bonde de l’évier. Satisfaite, elle jette un regard dur à sa fille et dans un sourire vainqueur lui dit qu’elle peut aller dans sa chambre.
Marianne
(She, 2012 - photographie également visible sur le site creativeboom.com)
Elle doit son prénom au compromis entre ses deux mères. L’une voulait l’appeler Marie, l’autre Anne. Marianne se demande si elle a échappé à pire ou si elle souffre de ne pas avoir mieux. Cela dépend des jours – et, surtout, des autres. C’est vrai qu’elle est une des rares filles de sa classe et de son âge à avoir un prénom « ringard » - un prénom classique qui n’est pas revenu à la mode, contrairement à celui de son amie Léonie qui porte le prénom de son arrière-grand-mère.
Cela lui prend la tête. Elle dresse des listes de prénoms, n’arrive pas à s’en choisir un. Qui la définirait mieux. Qui lui irait comme un gant. Qui la fait rêver. Avec lequel elle s’imagine signer des romans.
En attendant, elle rêve beaucoup. Une cigarette à la main, le regard dans le vague, la moue dédaigneuse.
Il faudrait aussi qu’elle se teigne les cheveux. Elle n’est ni rousse ni brune; elle déteste cet entre-deux. Comme son prénom, une alliance contre-nature entre deux tons. Elle hésite. Le blond ou le noir corbeau, ou bien le rose ou le bleu. Multicolore, peut-être? Par mèches?
Quand elle se regarde dans la glace, elle a l’impression de venir d’une autre époque. Ce n’est pas seulement son prénom qui est ringard, mais elle tout entière. Elle pense parfois qu’elle s’est mal réincarnée, qu’un éclat d’un autre temps est resté collé – c’est pour cela qu’elle détonne. Sa naissance est mystérieuse, d’ailleurs. Il lui manque une origine, une branche reste invisible, inconnue, d’où elle pourrait tenir cette imposture qu’elle ressent. Elle est déplacée. Voilà tout.
Gabriel
(Maxim, Moscou, C-Print)
Quand il était petit, elle l’appelait «mon ange» - «Gabriel est un ange», disait sa mère, le regard mouillé. Aujourd’hui, elle ne dit plus rien, le regarde interloquée. Lui demande pourquoi il porte ce cordon de cuir tressé qui lui serre le cou. «Ce n’est pas un peu masochiste?», lui demande-t-elle sur un ton hésitant. Gabriel hausse les épaules. C’est là sa seule réponse à toutes les questions. Il ne peut pas lui dire que c’est un cadeau d’Angelo, un vrai ange, lui, son ange à lui, Gabriel.
Tous deux portent le même tour de cou, sous l’aisselle du bras gauche le même tatouage, très discret. Ils s’habillent souvent pareil – chemise en denim et jean troué.
Gabriel a des lèvres framboise depuis toujours. Des sourcils bien dessinés, formant deux arcs qui ne se rejoignent pas, des yeux marron et ardents, le nez droit, grec, selon sa mère, des rougeurs colorent ses joues qui lui valent des moqueries. Mais pas plus que le reste, c’est-à-dire tout.
Leila
(Bretagne 1947, d’Edouard Boubat - photographie également visible sur le site artnet.fr)
La mer est sans vagues ce matin, elle est si claire que Leila oublie les nouvelles alarmantes entendues la veille.
Elle se penche et ramasse un coquillage, un grain de caillou. Elle les laisse sur la paume de sa main qu’elle tend vers le soleil, la nacre étincelle, la pierre brille... puis elles se ternissent et Leila les rejette à la mer.
Elle marche ainsi longtemps, s’arrête, ramasse quelques pépites, les admire, les rend à la mer.
Le temps est suspendu, la marée monte, l’eau bat ses mollets, éclabousse sa robe.
Leila soupire, se tourne vers le rivage, la plage est hérissée de parasols.
Leila est une solitaire qui aime venir là, avant l’arrivée des vacanciers, laisser la trace de ses pas dans le sable mouillé, entendre le clapotis des vagues sans autres bruits que le cri des mouettes, le bruissement de l’écume, le grésillement de la mer qui se retire.
Elle se croit un instant à l’aube du monde, telle Eve avant même de rencontrer Adam.
Elle va remonter à la villa. Là-haut, dans la villa, un homme attend son retour. Elle enlèvera sa robe, dégagera son visage en relevant ses cheveux, restera quelques instants en suspension, s’offrant à son regard. Jusqu’à ce qu’il rejette le drap et tapote le matelas.
Lucie presque Lucien
Elle a beau faire, ça ne suffit pas: son miroir le lui hurle chaque jour.
Elle s’est rasé la tête, elle s’est bandé les seins, elle a durci son regard, elle a pincé sa bouche. Elle s’habille en treillis, porte des boots doc martens.
Ce matin, patiemment, elle a camouflé son visage, décidée à partir en guerre contre les traces d’enfance.
Mais elle a beau faire, ça ne suffit pas.
Tout le monde reconnaîtrait la fille sous le maquillage, devinerait la rondeur des seins sous le treillis.
Elle-même en convient: on n’éradique pas le féminin comme ça. «Passe à la vitesse supérieure», «fais ta transition», «arrête de douter», «tu n’as pas le choix», «tu es un garçon».
Ces Ils qui étaient Elles ont raison ; elle opine, elle dit oui je vais le faire, elle va aux réunions, elle a pris rendez-vous chez l’endocrino, elle se fout de l’avis de ses parents qui ne pigent jamais rien, elle se fait appeler Lucien.
Elle surfe sur les sites de chirurgie, trouve que ça coûte cher de se faire enlever les seins. Pense à ce que lui a dit sa marraine, pense à son torse quand soudain, sans la prévenir, elle a retiré son T-Shirt et son soutien-gorge. Buste plat, cicatrices. «C’est ça que tu veux? lui a-t-elle demandé d’une voix tremblante. Moi je n’ai pas eu le choix. C’était ça ou crever.»
Lucie presque Lucien n’a rien dit, elle a dégluti.
Seule devant son miroir, elle en convient: sa poitrine est belle, plus désirable que son buste à elle.
Mais comment devenir un homme si on garde ses seins?
On l’exhorte à choisir. Elle voudrait rester dans le groupe – avec Léo, à qui le seul remplacement du a en o ne suffit plus, avec Noa qui ne sait pas que son nouveau prénom est épicène, avec Camille qui devient une caricature masculine... Avec ces filles-garçons qui réussissent à parler d’elles en transition d’eux en enlevant toute trace du féminin, aucun «e» ne traîne.
Lucie pas encore Lucien a souvent la langue qui fourche, comme son corps, comme son visage; le langage résiste.
Seule dans sa chambre, seule devant le miroir, elle vacille.