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mercredi 9 janvier 2019

De la ville à la campagne

I

C’est le hasard d’une route barrée pour travaux, déviation inattendue qui me fait découvrir Allex, village de la Drôme provençale, perché comme beaucoup d’autres dans le département. Au sommet de ce bourg, un monastère extraordinaire, une succession de bâtiments anciens ou plus récents, partiellement habités semble-t-il, dominés par le clocher d’une église ou d’une chapelle et qui sont entourés d’un parc immense, d’où jaillissent des grands arbres et des arbustes, autour d’un étang et d’un petit bois que l’on aperçoit en contrebas. La route pentue, étroite, presque dangereuse qui s’élève depuis la départementale, plonge directement dans cet ensemble à travers un portail monumental. Pourquoi l’ai-je franchi? Sûrement parce qu’il était grand ouvert, sans gardien pour me l’interdire. Ce lieu étrange n’est pas un monastère, il y a des enfants et des moniteurs, ce n’est pas non plus un repaire sans foi ni loi (la preuve avec la chapelle et quelques personnages masculins âgés, bien mis et que j’imagine sérieux comme des papes); l’allure n’a rien d’un hôtel-restaurant. Par contre, il y a un grand parc… Passant non autorisé, effronté et curieux, je visite… 


St-Joseph, un coin du parc
Voici une salle occupée, une salle d’étude apparemment; derrière la vitre on aperçoit des silhouettes: six femmes rassemblées autour d’une table unique écrivent ou réfléchissent, le regard perdu dans des pensées impénétrables, concentrées, silencieuses. J’entre sur la pointe des pieds. Est-ce un rêve, on dirait que je suis attendu, peut-être même que je suis en retard. L’ambiance d’avant, aussi studieuse qu’étrange, est un peu rompue par mon intrusion. J’interroge: vous écrivez, mais pour qui? Mais pourquoi? Pour jouer, on me dit. C’est un jeu… Mais pas un jeu d’enfant. Au jugé, toutes ces personnes ont entre 40 et 70 ans. Un jeu qui consiste à construire une histoire, à partir d’un lot de photos rassemblées je ne sais comment, venues de je ne sais où. Une histoire vraisemblable – l’animatrice du groupe insiste sur ce mot – susceptible de tisser un lien entre les personnes inconnues qui sont photographiées. A première vue, un jeu un peu loufoque. Intérieurement, je me moque. 
Et tout à coup, l’une de ces dames lève les yeux vers moi et, avec un sourire engageant: «Voulez-vous jouer avec nous, Monsieur?». Pourquoi pas. J’abandonne provisoirement mon projet de voyage en solitaire et me voici, pour quelques heures ou quelques jours (vais-je tenir jusqu’au bout?) transformé en apprenti écrivain. Notre manager me donne un lot de photos, différent de ceux qui ont déjà été distribués (chacun le sien) et, comme les autres, je m’installe à la table commune. Premier jeu: examiner les personnes photographiées, les situer dans le temps, en fonction de leur allure (âge approximatif probable, tenue vestimentaire, environnement, ressemblance…) et peut-être dans l’espace (selon l’environnement, s’il est révélateur). J’ai le droit d’en choisir certaines et d’en éliminer d’autres… Sans filet, je suis un grand débutant, je commence à examiner mon trésor et je vais essayer de construire une histoire. 

II

Pascale ado
J’ai rapidement examiné les documents qui m’ont été fournis et j’ai choisi cette jeune fille en noir et blanc qui sera, j’en suis certain, le personnage principal de mon histoire. Pourquoi ce choix? Parce que l’adolescente a un avenir à construire, toute une vie devant elle, que j’espère pouvoir modeler et enrichir de péripéties diverses sans trop de difficulté. En plus, on la retrouve, plus âgée, sur d’autres photos. Est-ce un atout? Peut-être bien. Peut-être pas. Qu’importe, c’est un jeu. Je l’appelle Pascale, sans raison précise. Le jeu doit se dérouler en temps limité, il faut faire vite. 
Pascale est lycéenne; elle est en première ou peut-être même en terminale. Sourire malicieux, regard pénétrant, menton calé sur la main, façon penseur de Rodin, chevelure volumineuse tombant sur les épaules, une dégaine des années soixante; je l’imagine, en ce temps-là parmi mes meilleurs élèves car, cela saute aux yeux, j’ai longtemps gagné ma vie à l’Education nationale. A l’époque où les enseignants avaient la manie de rendre les copies triées dans l’ordre des notes en commençant par les plus faibles, Pascale, j’en suis certain maintenant, était toujours parmi les deux ou trois dernières citées; le profil d’une jeune fille appréciée des adultes et des ados en général, populaire donc, et qui le savait. Une «lèche-bottine» comme disaient quelques garçons, dans les premiers cités lors de la remise des devoirs? Pas vraiment. Pour être plus justes, ils auraient dû examiner de plus près le visage de celle dont ils se moquent. Sérieux, oui, mais pas soumis, peut-être même un brin conquérant. Avec quel objectif? Pas forcément celui de faire des longues études car, vous allez être surpris, les bons résultats de Pascale n’étaient pas dus à un travail scolaire excessif. Attentive et très active en classe, bien organisée, elle ne travaillait pas tellement en dehors du lycée. Le cinéma une fois par semaine avec sa copine Catherine, une boum de temps en temps, de la marche à pied en guise de sport, elle vivait simplement, elle vivait «comme tout le monde». 
Comme tout le monde, une expression facile, qu’elle utilisait volontiers lorsqu’elle recevait des compliments, mais un peu biaisée, peut-être pour éviter les questions auxquelles elle ne voulait pas répondre. En vérité, Pascale avait une activité très prenante, peu connue au lycée, sauf de quelques amies. Elle chantait… Et, quarante-cinq ans plus tard, elle chante toujours. Elle raconte parfois, en insistant un peu trop sur le jeu de mots, que c’est le curé du pays qui a mis sa voix sur la voie. Encore enfant, elle allait «au caté» comme tous ceux de son âge. Sauf que, rapidement, les chants liturgiques avaient pris le pas sur les prières récitées. Le père Bigot, qui avait l’oreille fine, n’avait pas mis longtemps à repérer cette voix de 11 ans, encore frêle et douce, capable de rajeunir en solo le Chœur des femmes, entassées autour de l’harmonium, chaque dimanche à la messe de 11 h. Pascale pouvait quitter le banc des enfants pour celui de la chorale. Ce qui fut fait et fit parler. Devant ces premiers succès, le prêtre, un personnage très écouté à cette époque-là, conseilla vivement – peut-être exigea – l’inscription de la fillette aux cours de solfège et de chant de l’école de musique municipale, «aux frais de la paroisse». Ce dernier argument était à considérer. Les parents, peu intéressés lors de la première proposition, dirent que, oui, l’idée était excellente. A 11 ans, en sixième, Pascale dut ajouter deux heures de chant et autant de solfège, le soir après la classe, à l’emploi du temps déjà chargé du collège. Sans compter, bien sûr, le travail à la maison qui l’obligeait, entre autres, à chanter dans la salle de bains. Salle de bains? Encore une nouveauté qui datait à peu près de la même époque. Pascale se souvient encore de la grande bassine d’eau qui mijotait sur la cuisinière avant le bain chaud, une fois par semaine, le dimanche avant la messe. Les parents, plutôt modestes, s’étaient privés d’autre chose pour acquérir ce bel équipement qui n’était pas encore à la portée de tout le monde et qui rendait la vie de famille plus facile. L’enfant était très stimulée par cet effort et par le chant, activité nouvelle voulue par le curé. Vous l’avez deviné, elle allait réussir. 
Pascale et le chant
Pourtant, ce n’était pas si simple. Tous les jours, il fallait étudier la musique et chanter, pas seulement pendant la toilette. Faire sonner la voix ne vient pas du jour au lendemain. Entraînement obligatoire sur des airs d’opéras ou des mélodies classiques tous les jours et, bien sûr, a cappella. Pas de pianiste ni de piano à la maison. A l’école de musique, par contre, c’était un vrai bonheur. Il durera pendant des années, comme le montre cette photo, où l’on voit encore Pascale, jeune adulte, chanter, accompagnée par Mme X…, qui l’invitait, quotidiennement ou presque à donner le meilleur d’elle-même: «Pascale, tu pourras continuer après ton bac et peut-être en faire ton métier», lui disait souvent la professeure. 
Dans les années qui ont précédé 1968, la lycéenne choyée par ses parents, estimée par les enseignants et le curé, proche aussi de quelques amies, était sur les bons rails, pour rouler sans accident vers une belle carrière et une vie heureuse. 

III

Pascale en 1985
Cette photo prise une quinzaine d’années plus tard rappelle d’autres souvenirs. Sur ce cliché Pascale avait 35 ans. Elle avait terminé ses études supérieures depuis longtemps déjà. La musique vocale? Eh! bien non! L’une des meilleures élèves du cours de chant de la ville, celle dont la voix céleste avait continué à charmer les fidèles de la messe de 11h n’avait pas trouvé les soutiens nécessaires pour naviguer dans le milieu des musiciens professionnels. Dopée par de très bons résultats scolaires, elle avait, par contre, suivi le chemin, encore assez large, des bacheliers pourtant solides qui s’inscrivaient dans une filière universitaire sans en connaître précisément l’issue. A l’automne de 1967, elle découvrait la Faculté des lettres. Six mois plus tard, elle vivait une expérience restée unique: pendant deux mois, les salles de cours occupées par les étudiants et même parfois fermées, des manifestations d’une ampleur jamais atteinte, à Paris des véhicules incendiés et des barricades, quelle histoire! Peu au fait des subtilités de langage de Sauvageot, Cohn-Bendit, Krivine ou Geismar, Pascale se tenait plutôt à l’écart du mouvement. Elle avait la chance d’être inscrite dans une université de province, l’une des moins perturbées par des événements qu’elle suivait de loin, via les radios et la télévision en noir et blanc. Son avis? Officiellement, elle n’en avait pas. Elle assistait parfois à des réunions, des échanges qui bouillonnaient à la moindre étincelle. Indépendante, à l’écoute des arguments des autres, mais muette. 
Timide? Certainement pas. Indifférente? Encore moins. Trop jeune, inexpérimentée. Peut-être… Et, tandis que les leaders débattaient à perdre haleine, Pascale rejoignait ses amis de l’école de musique et, tranquillement, avec eux, elle chantait… Il lui manquait un métier qui, à l’époque, restait à définir mais chanteuse lyrique juste pour le plaisir et pour toujours, c’était sa décision. Elle s’y était tenue. Sur la photo ci-dessus, justement, elle revenait d’un concert donné au Théâtre de verdure par l’Harmonie du centre et l’Accroche-Cœur, chorale dont elle était soliste soprano. 
Une douzaine d’année plus tôt, elle était finalement entrée dans la vie active par une porte étroite. Accueillie, d’abord comme stagiaire, mais dans une station de radio nationale, elle avait séduit la hiérarchie par la coloration de sa voix et la précision de sa diction. Sans compter sa culture musicale, un plus dans ce milieu inconnu pour elle et qu’elle découvrait. Quelques mois plus tard, elle collaborait avec un journaliste fondateur d’une célèbre émission culturelle. Un travail passionnant, rarement confié aux femmes en ce temps-là. C’était en 1973, l’année où elle avait rencontré Philippe, technicien expérimenté employé à la radio lui aussi, bel homme, large d’épaules, solide, conversation teintée d’humour avec un accent qui ne roulait plus les «r» mais qui traînait encore un peu; et qui signait ses origines; c’est que, voyez-vous, Philippe Martel était Berrichon! 
Berrichon, tu te rends compte? avaient dit les amies de Pascale. Berrichon, enfin, si c’est ton choix, on le respecte, avaient murmuré, déçus, les parents. Des remarques maladroites qui n’avaient pas, heureusement, empêché le mariage; ni la naissance d’Anne-Marie en 1976, ni celle d’Etienne deux ans plus tard. Radio nationale oblige, Pascale et Philippe s’étaient installés dans la région parisienne. Et pour les week-ends de détente et les vacances, il était plus facile de débarquer chez les Berrichons que du côté de Valence, le pays de Pascale. En auto, c’était juste deux fois moins loin. Et c’est ainsi que Pascale, fille du sud inondé de soleil, devint, par adoption, un petit peu berrichonne. 
Dans le département du Cher, Pépé François et Mémé Madeleine étaient des paysans retraités. Ils avaient vendu leurs terres et conservé leur maison, la cour de ferme, le jardin et un grand hangar, le tout à l’orée du village, au bout d’un chemin privé bordé de noyers. On vivait là au grand air, dans une vraie maison d’ici, construction basse, trapue, murs épais, toits d’ardoises pentus, coiffés de greniers accessibles par une ouverture «en chien assis» et une échelle. Côté sud, la pièce à vivre, deux fois grande comme une salle à manger d’immeuble, s’ouvrait sur une sorte de préau, toit soudé sur des poteaux de bois, prolongé par un espace fleuri. C’est ici que la famille s’installait et s’installe encore pour déjeuner par beau temps. C’est ici que les enfants jouent lorsqu’il pleut. C’est ici que la grand-mère tricote et que les chats lèchent leur gamelle. C’est ici que l’on prend la pose pour les souvenirs de famille. Attendrie, Pascale regarde la photo. Ce n’est pas la robe très élégante qu’elle porte qui occupe sa pensée mais le sourire conquérant qu’elle adresse à Philippe qui était, ce jour-là, derrière l’objectif. Un couple complice et fusionnel. L’antique poteau de bois sur lequel elle s’appuie a l’accent de son mari, pittoresque, solide et rassurant comme un berrichon. 
Elle se souvient de ses premiers pas dans cette maison, il y a bien longtemps. A la place du massif de fleurs, il y avait encore un garde-manger de plein air dans lequel on faisait sécher les fromages de chèvre comme autrefois. Et, à proximité, quelques biquettes, que le Pépé avait conservées et qui faisaient la joie des enfants dans leurs premières années. Au bout de la maison, il y avait – il y a encore – la rivière avec une barque que le Pépé a construite juste pour Etienne et Anne-Marie et si le lieu-dit se nomme «le Moulin», ce n’est pas par hasard. La roue a disparu mais la cascade qui la faisait tourner est encore là et elle chante toujours. 
Pascale lève les yeux; ici, le regard n’est pas, comme à l’ouest de Valence, arrêté, borné par la masse écrasante de la montagne qui réduit l’horizon à presque rien. Au bout de la ferme, il n’y a que le déroulement ondulé des cultures dans les champs et puis le ciel bleu qui est immense. Sereine, voix flutée dans le poste en semaine, voix chantée sur scène le week-end, elle va bientôt repartir pour Paris, emportant comme à chaque voyage, un lot de confitures et de conserves fabriquées par la Mémé Madeleine. Et se dire que, décidément, c’est plus facile ici qu’en ville de regarder tranquillement le monde changer. 

IV

Une après-midi ensoleillée de juin, Anne-Marie, 16 ans, débarque chez sa grand-mère, à Baugy, dans le Cher. Seule et sans avoir prévenu. Elle tire la clochette. Mémé Madeleine ouvre la porte, étonnée. 
- Anne-Marie? Ça alors! Ben, qu’est-ce que tu fais là? 
 - Je suis venue te voir, Mémé… (Elles s’embrassent). 
- Ah ! ben ça, par exemple! t’es don toute seule… Tes parents t’ont laissée partir? Assieds-toi un moment ma p’tite fille. T’es venue comment? 
- Par le train de Paris, jusqu’à Avord. J’ai changé à Bourges. 
- Par le train… toute seule… jusqu’à Avord… c’est pas Dieu possible… Et après, t’as fait comment? 
- Après? Mais c’est rien du tout Mémé! Neuf kilomètres, tu penses, j’ai fait du stop. 
- Du stop! Jésus, Marie, Joseph…à ton âge, encore gamine! Non, c’est pas possible… 
- Bien sûr que si Mémé, puisque je suis là. Et j’ai eu de la chance. C’est monsieur Gibereau qui m’a prise. Il te donne le bonjour! 
- Ah! c’est l’Claude. T’es bien tombée. Mais quand même, j’en reviens pas… Toute seule, une gamine! Dans quel monde qu’on est don! 
- Mais j’ai 16 ans, Mamie.
- Oui, j’sais ben qu’t’as 16 ans… mais depuis Paris, avec tous ces malheurs qu’on voit dans l’journal… Et pi, dis don, c’est pas encore les vacances, tu vas don plus au lycée? 
- Si bien sûr! Mais, en ce moment, les prof corrigent le bac. On nous a libérés. 
- Libérés… Ah! bon. Alors tes parents t’ont envoyée cheu nous. Ils auraient pu nous prévenir quand même. Un coup de téléphone, c’est vite fait. 
- C’est que… ils ne sont pas au courant. 
- Pas au courant! Mon Dieu, faut vite les appeler. C’est qui qu’on peut joindre le plus vite à c’t’heure là? Ton papa ou ta maman? 
- Ni l’un ni l’autre mais ça, c’est pas du tout pressé, de toute façon, ils ne sauront rien avant ce soir. Il faut d’abord qu’on parle. 
- Parler de quoi, ma chérie? Tu commences à me donner des soucis. Attends, je vais appeler ton grand père, il bricole au jardin… 
- Non Mémé, s’il te plaît, je voudrais parler d’abord avec toi toute seule, c’est toi qui me comprends le mieux. 
- C’est gentil ça, ma p’tite fille. Mais, dis-moi, t’es pas enceinte au moins? 
- Oh! Mémé! 
Et après un silence: 
- Bien sûr que non! D’ailleurs moi, pour le moment, les garçons… 
- Bon, c’est déjà ça. Mais t’as don un grand secret? 
Quelques instants plus tard, le secret est partagé, avec la grand-mère d’abord, avec le mari de celle-ci ensuite. Anne-Marie ne supporte plus la vie parisienne, surtout en banlieue, les transports en commun surchargés, les parents qui rentrent tard. Elle se dit malheureuse au lycée, décrit des enseignants grognons, fatigués et indifférents, des amis qui n’en sont pas, peut-être un chagrin d’adolescente mais cela, elle ne le dit pas. Peu importe, d’ailleurs. Ce qui compte c’est le souhait qu’elle exprime. Elle veut quitter Paris et sa banlieue, préparer le baccalauréat au lycée de Bourges, rencontrer de nouveaux amis et vivre à la campagne. Et, comme sa mère, elle renonce rarement aux projets qui lui tiennent à cœur. Tout de suite intéressés, les anciens sont prêts à accueillir leur petite-fille en pension pendant deux années scolaires. Ils imaginent déjà un nouveau bonheur, la jeunesse à la maison, à un âge avancé cela peut faire du bien. «Du temps qu’on avait des hommes sur l’exploitation, on était entre dix et quinze à table selon les saisons. Maintenant c’est trop vide. Et des chambres, il y en a de reste.» Le soir même, le Pépé François appelle Philippe, son fiston, au téléphone pour lui annoncer la bonne nouvelle. C’est lui qu’il faut convaincre en premier, c’est le chef de famille, affirme le grand-père qui respecte scrupuleusement les traditions. «Ta gamine se plaît mieux chez nous qu’à Paris, faut être raisonnable mon garçon.» Trop court, l’argument n’a pas suffi. Pascale, surtout, avait du mal à imaginer la suite. 
Mais après quelques palabres, chacun a bien pesé les inconvénients et surtout les avantages. En septembre Anne-Marie est entrée au lycée Alain-Fournier à Bourges. Elle avait gagné la partie. Dire que sa scolarité a été exemplaire serait excessif. Baugy est un village; les anciens connaissent tout le monde et laissent circuler les jeunes un peu partout «dans le pays» (au sens large; avec un scooter on peut aller loin). Anne-Marie en a bien profité. Elle a trouvé rapidement de nouveaux amis. Parisienne, par ici, c’est un plus, surtout dans la jeunesse. Anne-Marie n’est plus tout à fait en tête de classe mais elle devenue populaire; c’est l’un des objectifs essentiels de l’adolescence heureuse. 

V

Orléans en mai 1968
Tout bien compté, l’accord des parents n’a pas été vraiment difficile à obtenir. Ils étaient tous les deux, ne l’oublions pas, de vrais produits de 1968. Cette année-là, Pascale était, vous le savez, étudiante à Lyon. Un peu plus âgé, Philippe bouclait une maîtrise à Orléans. Sans se connaître, ils avaient vécu les événements de la même façon. Concernés mais pas engagés. Quelques manifs par curiosité mais à la marge. Lorsqu’ils se sont rencontrés, en 1972, ils ont constaté, amusés, qu’ils avaient retenu assez peu de choses de cette tranche de vie exceptionnelle: deux mois de cours à la poubelle, l’année universitaire «à l’arrache», réussie malgré tout et deux slogans devenus des marqueurs essentiels de l’époque: il est interdit d’interdire et faire l’amour mais pas la guerre. La dernière formule était, pour eux, essentielle. Ils pratiquaient sans retenue. Un peu plus tard, les enfants sont arrivés et le slogan précédent a pris le dessus. Couple uni, aimant et aussi très tolérant. Réussite totale ? Peut-être pas. Avec le recul, un quart de siècle plus tard, le résultat se discute. 
Homme et femme de médias très visibles, vie professionnelle et mondaine bien remplie, amoureux l’un de l’autre et aussi d’eux-mêmes, ils sont fiers de leurs enfants qui poussent vigoureusement comme des herbes folles, sans soucis et sans problèmes apparents, sans peur et sans reproche. Lorsque Anne-Marie a demandé l’autorisation de vivre chez ses grands-parents, pas de panique ni d’inquiétude, au contraire. «Figurez-vous que ma fille est déjà complètement autonome, à 16 ans elle se gère toute seule, je n’ai plus besoin de bouger le petit doigt», dit Pascale avec fierté à qui veut bien l’entendre. Pas beaucoup d’intimité dans tout ça, mais qu’importe, puisqu’il est interdit d’interdire. 
Dans le Berry, la vie était tellement agréable, au dire d’Anne-Marie, qu’Etienne ne tarda pas à demander sa part. «Toi aussi, tu veux nous quitter?» questionnèrent les parents, cette fois-ci étonnés et même un peu inquiets. Mais il était difficile de refuser à l’un ce qu’on avait accordé à l’autre. Les grands-parents ouvraient les bras. Les parents avaient trop à faire. Ils étaient devenus un couple sans enfants, occupants fantômes d’un appartement presque désert. Au loin, d’autres vies, rayonnantes de jeunesse et de liberté, se déroulaient avec la complicité bienveillante du Pépé et de la Mémé. 
Bachelière mais scotchée à Bourges par un premier grand amour, Anne-Marie avait renoncé aux études de médecine dont elle rêvait comme ses parents, il y a quelques années. «Trop long, trop compliqué, trop aléatoire», c’est ce que maintenant elle disait. Bourges trop éloignée de la fac de médecine, c’est aussi ce qu’elle pensait. Elle avait donc pris son envol pour l’école d’infirmières la plus proche et la location d’un studio campagnard, aux portes de la ville, avec son petit ami. 
Etienne n’avait pas les mêmes facilités pour apprendre que sa sœur. Il était aussi bien moins motivé. Chez ses grands-parents, il aimait sarcler, biner, soigner les légumes et les regarder pousser. Le plus heureux, c’était le Pépé François qui débutait, avec enthousiasme, une nouvelle vie de professeur de jardinage. A la rentrée, Etienne intégra le lycée Terre d’horizon pour préparer un baccalauréat Sciences et technologies de l’agronomie et du vivant, un libellé que Pascale trouvait trop compliqué pour le prononcer dans le monde. Alors à la question: «Il en est où ton Etienne dans ses études?», elle répondait invariablement «baccalauréat scientifique». Dommage! Au lycée Terre d’horizon, des équipes motivées formaient, avec conviction mais trop discrètement, une nouvelle génération pour cultiver la terre. 

VI 

Baugy, 2010, un dimanche soir sous le préau
Avant de rentrer sur Paris, Pascale jette encore un coup d’œil rêveur sur la photo qu’elle aime bien. En ce temps-là – elle avait 35 ans – elle était bien moins connue qu’aujourd’hui. A soixante ans, productrice d’un rendez-vous musical hebdomadaire réputé, elle fait partie du club très fermé des animateurs qui, d’une chaîne à l’autre, pilotent toujours les émissions les plus en vue. Mais voyez comme c’est étrange, le cumul des années. Philippe n’a plus le même empressement lorsqu’il rentre à la maison. Toujours proche de sa femme mais, l’un comme l’autre entassent les cartons d’invitation, vont de spectacle en dîner, ensemble ou non, ce n’est pas un problème. Leur métier, pourtant passionnant, ne les stimule plus comme autrefois. Et d’ailleurs, c’est bientôt la fin. Pas encore annoncée mais la presse people fait déjà des pronostics. Pourront-ils, dans la retraite, reconstituer une vie de famille? Pas sûr. Trop longtemps livrés à eux-mêmes, Etienne et Anne-Marie ont pris leur envol, ils pensent maintenant à autre chose. 
Anne-Marie est infirmière, mariée à un médecin généraliste, grand amour on ne sait pas mais communauté de goût certainement. L’homme est proche de la nature, aime la pêche et la chasse, a ouvert un cabinet médical à Dun-sur-Auron, loin des villes, c’est ce qui plaît à sa compagne qui est aussi son associée. A 34 ans, Anne-Marie n’a pas encore d’enfant. Y songe-t-elle? Difficile à dire. Comme sa mère, elle est plus proche de son milieu professionnel que de sa famille. Génération SMS, mère et fille se voient rarement. Pas en conflit mais distantes, chacune dans un environnement différent. 
Etienne et Anne-Marie ne se rencontrent que deux ou trois fois par an, à l’occasion des rituels repas de famille. A Paris et à Dun, on dit, avec une pointe de regret «qu’Etienne vit à l’ancienne». A Baugy, le grand-père qui connaît tout le monde lui a trouvé pour pas cher 2500 m2 de bonne terre dans les marais. Ce n’est pas grand pour une exploitation agricole mais pour faire du maraîchage biologique, c’est suffisant. Et le résultat est là, sous nos yeux. D’abord la production de graines qui limite l’achat des semences et permet de faire des croisements. Puis la culture sous serre ou en pleine terre, au ras du sol ou tuteurée, arrosée juste ce qu’il faut, parfois couverte, voici des légumes qui s’épanouissent côte à côte et qui se portent bien. Du jardinage en grand, sans machine ou presque, c’est le métier du maraîcher en agriculture biologique. Associé avec quelques collègues, Etienne a organisé un circuit court de légumes vendus directement du producteur au consommateur. 
Maraîchage biologique en Berry
Le maraîcher s’est marié assez vite avec Chloé, une fille du pays, solide et tellement attachante avec son grand sourire et son regard bleuté. Elle aide un peu au marais mais elle s’occupe surtout des deux enfants du couple. Une vraie vie de famille «et de nos jours, c’est rare», dit la Mémé Madeleine, 85 ans, désormais arrière grand-mère. Pour leurs enfants, Etienne et Chloé ont acheté deux ânes et un cheval, la promenade «à dada» c’est quand même mieux que les jeux vidéo. Et puis Etienne espère bien, dans quelques années, pouvoir travailler sa terre avec la traction animale. Comme dans l’temps? Ben oui et toujours au grand air. Dame! ajoute le Papy François resté très proche de son petit-fils, «les plus heureux ne sont pas ceux qui font le plus d’argent… Et, pour le reste, c’est ben vrai que les temps changent». 

Accueil St-Joseph à Allex (Drôme), lieu du stage.


Bernard, Allex 2018
(un préambule à la nouvelle est publié ICI)

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